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Billet de blog 21 janvier 2011

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La prévention entre débat social et souffrance individuelle.

Par Philippe Davezies, enseignant chercheur en médecine et santé au travail à l'Université Claude Bernard Lyon 1. Les principes sensés orienter la réforme du système de santé au travail sont répétés depuis des années bien au-delà des pouvoirs publics. Il s'agirait de passer de l'approche individuelle centrée sur le cabinet médical à l'approche collective sur le terrain. Certes, il n’est pas possible d’abandonner purement et simplement le suivi individuel, mais une grande partie des acteurs engagés dans les négociations sur la santé au travail semblent convaincus de son inutilité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Philippe Davezies, enseignant chercheur en médecine et santé au travail à l'Université Claude Bernard Lyon 1.

Les principes sensés orienter la réforme du système de santé au travail sont répétés depuis des années bien au-delà des pouvoirs publics. Il s'agirait de passer de l'approche individuelle centrée sur le cabinet médical à l'approche collective sur le terrain. Certes, il n’est pas possible d’abandonner purement et simplement le suivi individuel, mais une grande partie des acteurs engagés dans les négociations sur la santé au travail semblent convaincus de son inutilité.


Ce point de vue était à nouveau exprimé dernièrement par le Ministre du travail, « Les enjeux en termes de santé au travail, à savoir les risques émergents (notamment le stress au travail) et le vieillissement de la population, nécessitent aujourd'hui de poursuivre le rééquilibrage de l'action du médecin du travail vers le milieu de travail ». Les pouvoirs publics entendent donc « redéployer l'activité du médecin du travail vers le milieu de travail, ce qui lui permet de contribuer plus efficacement à l'évaluation des risques professionnels et de proposer davantage d'actions de prévention, de correction ou d'amélioration des conditions de travail »1. Ces déclarations montrent que les personnes en charge de l'évolution des services de santé au travail ont une conception très naïve de la prévention. Il est donc nécessaire de revenir sur ses ressorts et ses modalités. Cela devrait permettre de montrer en quoi le système est menacé par l’orientation actuelle et pourquoi il importerait, non pas de réduire, mais de développer l'activité clinique, non seulement vis-à-vis de la souffrance au travail, mais plus généralement sur l'ensemble des problèmes de santé.

1°) Différents niveaux d'action et de responsabilité.

Dans son activité, le professionnel de santé au travail est confronté à deux types d'atteintes à la santé : d'une part, des atteintes qui correspondent à l'état des relations sociales et des techniques à un moment donné ; d'autre part, des atteintes qui sont la conséquence de difficultés locales.

Le premier niveau correspond aux compromis sociaux établis à un moment donné. Il n'est pas directement accessible à l'action des professionnels de la prévention. Ainsi, les études épidémiologiques sur le stress professionnel comme les investigations cliniques font, du travail répétitif sous cadence, un risque important pour la santé. Ce type d'activité est logiquement donné par le code du travail comme une cible pour la prévention. Il n'en demeure pas moins que ni le médecin du travail, ni le préventeur de la Cram, ni l'inspecteur du travail ne sont en mesure de prendre de front un tel problème. S'ils s'engagent dans cette voie, ils apparaissent comme s'opposant aux ressorts mêmes de l'efficacité productive et ils n'ont à peu près aucune chance d'être entendus.

L'action préventive se développe donc essentiellement au deuxième niveau. Pour amorcer les transformations, il ne suffit pas d'alerter sur le caractère délétère des conditions de travail, il faut repérer les points où la logique productive se retourne contre elle-même. C'est en effet dans ces zones de turbulence, là où l'organisation grippe et révèle les tensions qui la traversent, qu'il est possible d'amorcer des transformations.

Il faut intégrer les leçons de l’ergonomie. Cette discipline s’est constituée avec l’objectif affirmé de rechercher et de promouvoir, en situation, des transformations du travail allant dans le sens d'une meilleure santé. Or, l'intervention ergonomique ne prend pas d'emblée pour cible l'ensemble des problèmes de santé dénombrables dans une situation de travail ; elle développe une analyse qui vise à repérer précisément les espaces d'actions possibles à un moment donné. Il y a bien eu des entorses à ce principe : en 1976, le rapport Carpentier a, par exemple, attaqué de plein fouet le travail en 3*8 en soutenant qu'il ne pouvait pas être adapté à la physiologie humaine. Cela s'est traduit, pendant quelques années, par des difficultés de financement pour le laboratoire du professeur Wisner, responsable de ce rapport, mais cela n'a nullement enrayé le développement du travail posté. Dans la suite, les efforts des ergonomes comme des autres professionnels de santé ont consisté à lutter pied à pied pour limiter les dégâts de ce type d'organisation.

En somme, les potentiels de transformation et de développement de la situation de travail ne sont pas accessibles à une description orientée sur le fonctionnement en général ; amorcer des transformations impose une recherche très attentive des situations où, justement, ça ne marche pas. Il s'agit d'un phénomène très général. Par exemple, la distribution de fréquence des expositions toxiques ne suit pas une loi de Gauss et, de ce fait, la moyenne des expositions rend très mal compte de la situation. La loi de distribution est log-normale. Elle présente une dissymétrie avec, à gauche, un pic témoignant d’une fréquence importante d'expositions modérées, et une courbe qui s'aplatit et qui part loin vers la droite témoignant d'expositions, certes peu fréquentes, mais néanmoins inquiétantes parce qu'élevées ou très élevées. C'est particulièrement le cas aujourd'hui en raison de l'amélioration générale des conditions d'exposition. Les failles dans la prévention se situent aux marges, dans les phases de démarrage, dans les interventions sur les incidents, dans les opérations de nettoyage, etc...., beaucoup plus que dans le cours du fonctionnement stabilisé. En règle générale, si le professionnel de santé vise directement le fonctionnement stabilisé, il est perçu, par la hiérarchie comme par les agents, comme attaquant le travail. En revanche, en abordant la situation par les phases mal maîtrisées du processus, il est en position de nouer des alliances, du côté des agents mais aussi dans la hiérarchie.

Il y a donc un niveau d'action qui vise à modifier les normes sociales à un moment donné, et qui relève du politique, et un autre niveau où les professionnels de la prévention s'efforcent d'obtenir des améliorations à la marge. Dans cette perspective, "Eviter toute altération de la santé du fait du travail" est un objectif que peut se fixer la nation dans un moment d'euphorie ; il ne peut pas être sérieusement assigné à une institution technique telle que les services de santé au travail.

Dans cette perspective, la question du stress professionnel évoquée par le ministre est effectivement centrale. Mais la façon de l’envisager permet de dessiner des perspectives d’action et de transformation, ou au contraire, de conduire le système à la paralysie en entretenant la confusion des niveaux d’action et de responsabilité.

2°) L'organisation de la paralysie : l'exemple de stress professionnel.

Sur le stress professionnel, comme sur la plupart des autres problèmes de santé au travail, l’opinion la plus commune soutient que le passage de l’individuel au collectif et du constat à l’action passerait par la mise en œuvre d’enquêtes quantitatives par questionnaire. Cela signifie que, face à la plainte qui s'exprime dans son cabinet, le médecin est incité, non pas à analyser finement le problème de la personne qui lui fait face, mais à lui imposer d'exprimer son problème dans les formules générales du questionnaire.

Les ressorts de l'action sont donc recherchés du côté de la généralisation. Le niveau visé est bien celui que nous avons caractérisé comme relevant de l’intervention politique : pour obtenir une action à ce niveau, il faut montrer que le problème est un gros problème.

L’orientation généralisante est particulièrement frappante dans le cas des questionnaires de stress. Lorsque, dans une entreprise, les salariés expriment de la souffrance, une pression sociale considérable oriente vers la mise en oeuvre des questionnaires de Karasek et de Siegrist. Le modèle de Karasek mesure à quel point le salarié est dépossédé de son activité ; c’est un modèle de l'aliénation. Le modèle de Siegrist évalue le déséquilibre ressenti entre la contribution et la rétribution ; c’est un modèle du vécu d'exploitation. Les services de santé au travail sont ainsi instamment appelés à pointer et à évaluer les dimensions repérées depuis le XIXe siècle comme les structures fondamentales du rapport salarial : l'aliénation et l'exploitation. Le troisième modèle qui a émergé dans la dernière période, le modèle de la justice organisationnelle, relève du même niveau d'analyse de la réalité.

C'est bien dans la mesure où ces modèles visent des structures fondamentales qu'ils sont susceptibles de s'appliquer aussi bien aux gardiens de prison d'Alabama, aux infirmières japonaises ou aux ouvrières des abattoirs de volaille de la plaine de l'Ain.

Le problème est donc bien posé au niveau politique et les acteurs ne s'y trompent pas. Les représentants du personnel y voient une légitimation de leur aspiration à un autre monde que celui proposé par la direction ; les représentants de la direction réagissent de la même façon en affirmant que la situation correspond, à quelques ajustements près, à l'état du monde réel.

Mais très généralement, la démarche n’ouvre sur aucune perspective de transformation. Elle tend plutôt à effacer les marges d’action. En effet, l’enquête a amalgamé l’expression des sujets souffrants avec celle des autres, satisfaits, voire bénéficiaires de la situation. Le traitement statistique a ensuite opéré un déplacement fondamental : on est passé de l’univers des individus à celui des variables. Comme le souligne Desrosières, l'action n'est plus envisagée du point de vue d'un acteur particulier. C'est la variable qui "devient acteur, sujet éventuel de verbe". La variable agit, elle explique, elle est expliquée 2...

A la place de la situation réelle, animée de tensions et parcourue de lignes de fracture, l’analyse propose un espace unifié et lisse caractérisé par ses valeurs moyennes. Autour de ces moyennes, la variabilité est considérée comme relevant de la distribution aléatoire des phénomènes biologiques, elle prend l'allure harmonieuse de la courbe de Gauss. La recherche des effets "toutes choses étant égales par ailleurs" postule l'existence d'un espace homogène dans lequel le facteur étudié aurait partout le même effet.

L’analyse décrit ainsi l’entreprise à l’image d’un organisme dont l’état de santé serait évalué à travers le suivi d’un certain nombre de paramètres quantitatifs. Cette vision globale et surplombante répond à la demande des directions qui souhaitent disposer de tableaux de bord permettant de piloter l’organisation. Il faut le dire clairement, ce type d’analyse consiste à traduire le problème dans les termes du pouvoir. C’est d’ailleurs un argument délibérément revendiqué par les promoteurs des analyses quantitatives : il faudrait répondre à l’appétence des directions pour les chiffres.

A partir de là, les élus du personnel sont en difficulté pour assurer le lien entre les résultats généraux et ce que vivent réellement les salariés qu’ils ont la charge de représenter. La direction se trouve en revanche sur un terrain familier ; elle réagit en termes de benchmarking : les résultats sont comparés à ceux d'entreprises plus ou moins équivalentes. Ainsi, la direction de Renault peut donner une interprétation rassurante à une enquête sur quatre établissements (amalgamant des salariés du siège, de deux usines et d'un magasin de pièces détachées) : il n'y aurait que 21,5 % de salariés en "hyper-stress", ce qui est inférieur au panel de référence du cabinet chargé de l'enquête. Elle peut donc titrer "Un niveau de stress dans la moyenne européenne". Ce qui signifie à peu près "la souffrance dont vous parlez correspond à un état du monde que nous subissons tous, que nous sommes prêts à déplorer avec vous, mais auquel nous devons nous adapter". Elle concèdera éventuellement qu'il y a quelque chose à faire si les résultats statistiques montrent que la situation dans l'entreprise est plus dégradée que dans les entreprises comparables. Il s'agira donc de rejoindre le niveau de pression socialement et politiquement toléré à ce moment.

Il y a donc bien des atteintes à la santé qui correspondent à un état du monde ; elles relèvent du débat politique et ne sont pas directement accessibles à l’action préventive des professionnels. Dans la situation évoquée, agir sur les 21,5 % de salariés en "hyper-stress" impliquerait de sortir des généralités et de revenir sur l’analyse clinique fine des situations singulières, alors que le principe du questionnaire est justement de prendre de la distance par rapport aux réalités locales. La probabilité que ce type d'enquête débouche sur de la prévention est minime.

Il faut donc revenir à de l'approche clinique qui constitue aujourd'hui un enjeu central en matière de prévention.

3°) L'enjeu de la clinique

Développer la prévention dans l’entreprise, impose de porter l’analyse au plus près des conflits de logique, des contradictions et des dilemmes de l’activité dans ce qu’ils ont de plus concret. En ce sens nous ne pouvons que soutenir l'idée d'un rapport plus étroit avec le milieu de travail. Cependant, cela ne signifie pas que l'enquête doive être menée dans l'atelier où le bureau. En effet, un passage sur le terrain ne donne qu’une vague idée des structures générales de la situation. Repérer les points d’attaque de la démarche préventive impose de parler avec les salariés. Le modèle sur ce point pourrait être celui de l'investigation policière : une fois familiarisé avec la géographie locale, l'enquêteur ne s’installe pas à demeure sur la scène de crime, il instruit l’affaire en parlant avec les acteurs. Or, dans cette direction, plusieurs obstacles se présentent. Il faut d'abord rappeler que la plupart des médecins du travail assurent la surveillance de centaines d'entreprises. Dans ces conditions, il est impensable d'assurer le niveau de présence sur le terrain nécessaire à l'intervention ergonomique. Rappelons que le diagnostic court de l'ANACT qui prévoyait trois jours de présence sur le terrain a été dénoncé dans les milieux de l'ergonomie comme radicalement insuffisant. Mais surtout, d'une façon très générale, les salariés ne parlent pas lorsqu’on les rencontre dans l'entreprise. Et encore moins s'ils sont directement concernés par ces situations où les contradictions de l'organisation empêchent de travailler correctement. Or, ce sont justement ceux-là qui souffrent au travail. Lorsqu'ils parlent, c'est dans le cadre du cabinet médical et avec la garantie de la confidentialité. Les salariés en difficulté sont donc des informateurs extrêmement précieux pour repérer les zones de frottement, voire de grippage de l'organisation du travail.

Les enquêtes montrent que la proportion de salariés présentant des signes de détresse psychique est de l'ordre de 25 %. C'est face à eux que s'ouvre l'espace du travail clinique. Une nouvelle difficulté se présente alors. La souffrance prend la forme de manifestations dépressives, mais elle s’accompagne aussi d’un profond désarroi : tout le contraire d’une analyse claire et objective de la situation. Si le salarié souffre, c’est justement parce qu’il n’arrive ni à penser le conflit dans lequel il est pris, ni à soutenir sa propre position. Il exprime sa souffrance dans le registre des relations interpersonnelles - « C’est le chef qui me… » - et sur le mode de la généralisation « C’est toujours pareil.. ». S’il adhère à ce discours, le clinicien se retrouve dans la même impasse que le salarié, alors que l’objectif est de l’aider à en sortir.

Le travail consiste donc à revenir ensemble sur les situations concrètes et les événements à l'occasion desquels le conflit s'est structuré : pourquoi, tel jour, à tel moment, le salarié s’efforçait-il de faire B alors que son chef attendait-il A ?

Il apparaît, en général, que la situation impliquerait de faire A et B, mais que A et B sont plus ou moins incompatibles. L'analyse se déplace du conflit interpersonnel aux enjeux en termes de travail et aux contradictions de l'organisation du travail. Ce travail d'analyse permet d'aider le salarié à reconstituer sa capacité à argumenter son point de vue. Il lui permet de retrouver une position active. Il permet, dans le même mouvement, au professionnel de santé de repérer les points d'entrée pour une interrogation sur l'organisation du travail. Les questions qui surgissent alors ne sont pas de nature psychologique. Elles concernent aussi bien la façon de traiter le client ou les installations que les modalités de protection vis-à-vis du risque chimique ou les phénomènes d'hyper sollicitation.

Cependant, là encore, l'action ne consiste pas à sortir du cabinet pour proposer des actions de correction ou d'amélioration. Il y a une très grande naïveté à penser que le professionnel de santé pourrait expliquer, à des individus qui connaissent infiniment mieux le travail que lui, comment ils doivent faire face aux conflits de l’activité. Sa contribution ne se situe pas dans ce registre. À partir d'une écoute attentive orientée sur le travail, ses contradictions et ses dilemmes, il peut aider les acteurs concernés à définir le problème, à en discuter et à trouver des modes de compromis moins couteux.

Si les salariés souffrent au travail, c’est parce qu’ils affrontent comme s’il s’agissait de questions individuelles, personnelles, des tensions de l’organisation du travail qui ne sont pas prises en compte par le débat social au sein de l’entreprise. L’espace de la clinique, c’est ce chemin qui permet de rapporter à la discussion collective ces problèmes que les salariés vivent comme des drames personnels. Au-delà de cette contribution au débat social, les mesures de corrections éventuelles ne relèvent pas des compétences du médecin du travail, mais de l’expertise détenue collectivement par les acteurs concernés.

4°) La réforme : encore un peu plus de la même chose ?

Nous avons caractérisé deux niveaux de responsabilité pour les acteurs des services de santé au travail. D’une part, ils doivent assumer une fonction d’alerte et alimenter le débat politique sur les atteintes à la santé, au sein de l'entreprise et au-delà, mais à ce niveau de généralité, le développement d’actions préventives dépend de logiques sociales qui leur échappent largement. D’autre part, il y a l’activité clinique en réponse à la souffrance exprimée par les salariés. Celle-ci ne se manifeste pas en référence aux caractéristiques stables de la situation. Elle apparaît lorsque le salarié perçoit que la situation elle-même appelle une réponse différente de celle qui est promue par la direction. Ce conflit signe l’actualisation d’une orientation qui n’existait jusque là qu’à titre de virtualité. Il indique une zone de développement potentiel.

Améliorer le système de santé au travail imposerait de réfléchir en distinguant ces deux niveaux d’action.

La fonction d’alerte a été très fortement renforcée ces dernières décennies sous la double influence de la législation européenne et du combat des associations de victimes de l’amiante. Les médecins du travail disposent de très nombreux dispositifs pour remplir cette fonction : fiches d’entreprises, rapports annuels, déclarations de maladies professionnelles, dispositifs permettant de rendre compte, au plan statistique, du matériel clinique recueilli au cabinet médical. Ils participent de plus aux systèmes de surveillance mis en place par la DARES (SUMER) et par l’InVS (Quinzaines des MCP, Observatoire des TMS, Enquête SAMOTRACE,..). Des choses doivent probablement être améliorées dans ce registre, mais il faut tout de même mesurer à quel point le dispositif de veille générale et d’alerte a été amélioré.

Or, toutes les discussions sur l’évolution du système de santé restent marquées par l’affaire de l’amiante et par l’idée que, si ce drame s’est produit, c’est parce que les systèmes d’alerte n’ont pas fonctionné. Le même raisonnement est appliqué mécaniquement aux pathologies actuelles dont les mécanismes sont pourtant radicalement différents : les troubles musculo-squelettiques et la souffrance au travail ont explosé, il faudrait donc renforcer encore les capacités d’alerte. Comme si les pouvoirs publics, les représentants du personnel et la hiérarchie qui gère les problèmes au quotidien ignoraient que les salariés ne vont pas bien…

Il faut donc produire plus de descriptions à visée générale. Sous cette pression, les médecins sont incités à orienter leur activité clinique dans le sens d’un repérage toujours plus exhaustif des atteintes à la santé : produire des statistiques, non plus simplement sur les atteintes à la santé, mais sur les petits troubles susceptibles de les annoncer. Cette orientation ne poserait pas de problème si elle ne se présentait pas comme la seule modalité d’action possible et si elle ne s’accompagnait pas, au nom d’une exaltation de l’approche collective, d’une dévalorisation constante et massive de l’activité clinique telle que nous l’entendons.

Tout cela conduit à une situation de communication pathologique. Les acteurs politiques attendent, à juste titre, que les services de santé informent en permanence la société sur l’état de la santé au travail. Mais comme ils ne savent pas trop que faire de toute cette information, leur exaspération se retourne contre les médecins du travail sous la forme d’une exigence paradoxale : nous n’avons pas assez de signaux d’alerte ! Il en faut plus ! Toujours plus de la même chose !

Il ne fait pas de doute qu’une des missions des services de santé au travail est de produire de l’information et d’alerter sur l’ensemble des atteintes à la santé actuelles ou possibles. Mais il faut aussi admettre que le savoir ne transforme pas. La reprise politique des alertes dépend de logiques sociales qui sont hors de portée du préventeur en tant que professionnel. Quand à la reprise sur le terrain, elle suppose de construire l’analyse au plus près du travail et des dramatiques individuelles qu’il suscite. Mais c’est là l’espace de la clinique du travail que les orientations actuelles tendent à résorber.

En somme, penser la réforme de la santé au travail impliquerait de bien distinguer les niveaux d’action et de responsabilité. Et donc d’envisager sérieusement comment améliorer d’une part la fonction d’alerte générale, et d’autre part, l’activité de prévention dans l’entreprise. Ces deux orientations ne relèvent pas des mêmes logiques. Les confondre ne peut produire que des discours incohérents et conduire à la paralysie du système.

1 - Réponse du Ministère du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville à la question de Mme Patricia Schillinger, publiée dans le JO Sénat du 04/02/2010 - page 264.

2- Alain Desrosières : Pour une sociologie historique de la quantification. I - L’argument statistique. Presses de l’Ecole des Mines, 2008.

Article publié initialement dans La Revue du Journal des Professionnels de la Santé au Travail, n°4, mai 2010, 4-6, reproduit avec l'autorisation de l'auteur

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