Par Delphine Mayrargue, secrétaire nationale adjointe au travail et à l'emploi, Parti socialiste, et David Cayla, économiste, maître de conférence à l'université d'Angers.
Assouplir, alléger, déverrouiller... on emploie toujours cesverbes quand il s'agit de vider la loi de son contenu, l'histoire sociale deses conquêtes, le progrès de ses acquis. Jamais il n'est question d'assouplir,d'alléger, de déverrouiller les exigences de rentabilité, la pression desactionnaires ou le carcan du dogmatisme libéral. Assouplissement (despesanteurs), allégement (de charges), déverrouillage (des tabous) sont desexercices à sens unique. Ils se pratiquent, ces exercices incantatoires, àcontresens historique. S'il est un enseignement de la période actuelle, c'estbien que rien n'est jamais acquis en matière de progrès politique et social. Laretraite à 60 ans, le temps de travail, le CDI, la médecine du travail...Sur tousles fronts, l'heure est à la grande braderie. Pour faire face à cetterégression, nous devons sortir de la culture de l'immédiateté, du zappingmédiatique, du coup. Ce culte de l'instantané fait du mal dans les entreprisesen privilégiant la flexibilité et les résultats à court-terme ; il empêchetoute politique industrielle nécessairement inscrite dans la durée ; ilgrignote un par un nos droits. Ainsi en est-il du temps de travail. Il ad'abord été question de supprimer un jour férié, puis les 35h sur lesquelles ladroite ne cesse de s'acharner depuis 2002. Les lois Aubry sont donc déclaréesresponsables de tous nos maux, comme les 40h et les congés payés étaientresponsables de la débâcle en 1940.
Rappelons quelques faits...
Les 35h ont d'abord permis de... travailler plus. La réduction du temps de travail parsalarié n'a pas entraîné une réduction collective du temps de travail. En 2001,au moment où les 35h étaient pleinement mises en œuvre, la Francetravaillait 1370 millions d'heures de plus qu'en 1997, à l'époque des 39h(chiffres de l'INSEE). Et en 2006, malgré l'assouplissement de la loi Fillonqui permettait un retour de fait aux 39h, et malgré l'augmentation de lapopulation active, la France travaillait toujours moins qu'en 2001(137 millions d'heures exactement).
Cela est d'ailleurs tout à fait logique: le but des loisAubry n'était pas de faire travailler moins les Français, mais de partagerl'effort du travail entre davantage d'actifs. Ce qui a permis, en cinq ans, devoir le taux de chômage diminuer de 10,7% à 7,7% de la population active. Cettebaisse du chômage, il est vrai, a été rendue possible par la croissanceéconomique de ces années-là. Or, non seulement les 35h ont accompagné unecroissance supérieure à la moyenne européenne (2,96% en France contre 2,82%dans la zone euro), mais notre économie a été beaucoup plus créative d'emploisqu'ailleurs en Europe. La comparaison avec l'Allemagne, souvent citée enexemple, est ici éloquente: Entre 1997 et 2001, 1,9 millions d'emplois ont étécréés en France dans le secteur marchand. Sur la même période, et avec la mêmecroissance européenne, l'Allemagne n'a créé qu'un peu plus de 500 000 emplois,soit quatre fois moins qu'en France.
Les 35h ont enfin renforcé la compétitivité française. Làencore, les chiffres sont clairs. Une étude de l'OCDE[1]publiée en 2003 (et peu favorable à la politique française) a montré que, grâceaux 35h, la France avait connu, entre 1996 et 2002, l'un des plus fort taux decroissance de la productivité horaire du travail en Europe, soit 2,32%, contre 1,44%pour la moyenne de l'UE et 1,58% en Allemagne. Il n'y a aucun paradoxe dans cetétat de fait, tant il paraît clair que la réduction des heures de travailpermet de diminuer la fatigue des salariés et d'accroître leur efficacitémoyenne. Par ailleurs, dans l'industrie, le passage aux 35h a été souventl'occasion de moderniser l'organisation du travail, ce qui a permis de trèsimportants gains de productivité.
Alors, effectivement, les 35h ont augmenté la part du tempslibre chez de nombreux ménages français. Grâce aux lois Aubry, les Français ontindividuellement travaillé moins pour collectivement travailler plus. Cefaisant, elles ont permis une réduction massive du chômage, elles ont dopé lacroissance et amélioré la productivité horaire du travail. Elles ont aussi, etc'est heureux, modifié notre rapport au temps, réhabilité le temps libre, letemps choisi, le temps non marchand. Les 35h ont été une mesure populaire,sociale et émancipatrice. Ellesdevraient naturellement, simplement et fièrement rassembler les socialistes.Loin des polémiques absurdes et de la stratégie du buzz, les socialistesdoivent assumer franchement cette partie de leur bilan, et se montrerdéterminés à reconstruire cet acquis social pour reprendre la marche du progrèssocial.
Dans le cadre ducourant PS « Un Monde d'Avance », animé par Benoît Hamon et HenriEmmanuelli, Delphine Mayrargue organise samedi 5 février à la mairie du XIVe,un colloque consacré au travail (contact : http://www.unmondedavance.eu)
[1] Martin, Durand et Saint-Martin, « Laréduction du temps de travail: une comparaison de la politique des « 35heures » avec les politiques des autres pays de l'OCDE », OCDE, http://www.oecd.org/dataoecd/33/6/25806219.pdf