Faire de l'entreprise une institution à part entière, reconnue par le droit comme catégorie distincte de la société de capitaux constitue le quatrième principe d'un pacte productif pour la France.
Des (grandes) entreprises considérées comme des actifs liquides, à l'origine de la désindustrialisation
L'actuelle crise économique et sociale est une crise de la démocratie. Trop souvent, la perception des espaces ou des institutions dans lesquels la démocratie se joue se limite à la sphère des affaires publiques, des affaires de la Cité. L'entreprise, en d'autres termes, n'apparaît pas comme étant un des lieux essentiels d'exercice de la démocratie.
Ceci n'a rien d'étonnant car l'entreprise –dont pourtant il est dit qu'il faut la préserver et tout faire pour améliorer sa compétitivité pour qu'elle maintienne l'emploi– est coupée du reste de la société.
Quand bien même s'intéresse-t-on à l'entreprise comme organisation réelle, l'on est frappé de constater que ses dirigeants ou ses propriétaires eux-mêmes sont prêts à la céder à des «investisseurs» dès lors que ceux-ci y mettent le prix. Les entreprises –singulièrement les plus grandes– sont considérées comme des actifs liquides, pouvant à tout moment être cédés au plus offrant, éventuellement par tronçon ou par «appartement», par ceux qui se considèrent comme leurs propriétaires (les actionnaires).
Il est consternant de voir à quel point est entretenue la confusion entre la compétitivité de l'entreprise et sa rentabilité. Au nom de la première, on ne cesse d'en appeler à la baisse du coût salarial (voir le récent débat sur la TVA dite «sociale»). Alors que l'objectif véritable est moins d'améliorer la compétitivité des entreprises que leur rentabilité, afin que celles-ci continuent de verser des dividendes les plus élevés possible à leurs actionnaires.
Certes, la confusion compétitivité/rentabilité concerne surtout les grandes entreprises mais il paraît essentiel de relever cette confusion en raison du poids et de l'influence qu'exercent les grandes entreprises sur les choix opérés depuis plusieurs décennies par le pouvoir politique.
Cette influence est paradoxale en ce que le destin des grandes entreprises se confond de moins en moins avec celui de la Nation.
Comme nous le montrons dans notre livre (1), les grandes entreprises ne constituent plus le fer de lance de l'industrie française, tant s'en faut. Les grandes entreprises françaises, à la différence notoire des entreprises allemandes qui ont renforcé leur base productive nationale en s'en servant pour exporter, ont fortement accru leurs investissements à l'étranger au point que l'on a pu s'interroger il y a plus de dix ans déjà sur la perte de sens de leur nationalité (2). La part de l'emploi et des investissements en France dans le potentiel productif des grandes entreprises françaises a fortement décru, entraînant un processus général de désindustrialisation dont les causes sont cependant plus vastes.
Il est donc pour le moins curieux que ce soit les grandes entreprises qui bénéficient aujourd'hui des avantages fiscaux et sociaux les plus forts avec un taux d'imposition très nettement inférieur à celui des PME.
Il ne fait ainsi guère de doute qu'une des premières mesures que devrait prendre un gouvernement soucieux des deniers publics serait d'effectuer un audit de la contribution effective des grandes entreprises à l'activité économique en termes d'emploi, d'investissement, de contribution au solde du commerce extérieur et même en termes de recherche (dépenses de R&D et brevets déposés) et de mettre en correspondance l'ensemble des aides reçues par elles (exonérations de cotisations sociales, allégements d'impôts de toutes sortes, soutien à la RD via le crédit d'impôt recherche, etc.).
Démocratie dans la Cité et démocratie dans l'entreprise
Le travail dans l'entreprise, dans l'usine ou l'atelier, dans le «back-office» quand il s'agit de bureaux, est caché. Seule la mise en disponibilité des biens et services produits est visible. On achète une voiture mais l'usine et les travailleurs qui la produisent sont invisibles. Idem du vêtement ou du pain que l'on ne voit que dans les seuls lieux où ils sont vendus.
Coupée, voire extérieure à la société, lieu de non-droit parfois en raison des violences qui s'y exercent et qui débouchent sur des situations de désespoir conduisant au suicide, l'entreprise n'entre pas spontanément dans la perception des espaces dans lesquels la démocratie se joue.
Démocratie dans la Cité et démocratie dans l'entreprise constituent cependant deux lieux d'exercice de la citoyenneté inséparables ou en miroir. L'un ne va pas sans l'autre. Sans démocratie dans la Cité, pas de démocratie dans l'entreprise et vice-versa.
S'agissant de l'espace dans lequel une nouvelle conception du travail centrée sur les compétences peut être promue, ou encore de l'espace par lequel se créent et se diffusent les savoirs productifs nouveaux dont toute société a besoin, nul doute que l'entreprise s'impose comme un lieu incontournable. Cette dernière a cependant besoin en retour des savoirs et des connaissances que la société produit.
La nécessaire institutionnalisation de l'entreprise
Un nouveau pacte ou compromis social élaboré dans la perspective d'une institutionnalisation de l'entreprise est aujourd'hui indispensable. Nous rejoignons ici les réflexions de ceux qui soulignent que l'entreprise ne devrait pas se confondre –comme cela est le cas actuellement– avec la société de capitaux. Ayant une existence propre, distincte de celle de la société de capitaux qui contrôle son capital, l'entreprise devra à l'avenir être fondée comme catégorie économique et aussi comme catégorie du droit (3). C'est à ce prix qu'elle pourra être le lieu de convergence d'un projet productif rassemblant toutes les parties prenantes en fonction de leur apport spécifique et non en fonction du seul apport en capital (4).
Au cœur de l'entreprise se trouve, en effet, non pas le capital mais l'humain. Les compétences sont au centre de l'entreprise innovante à progrès partagé (5). Ici, l'entreprise est considérée comme une organisation humaine inscrite dans la durée. Cette organisation, selon nous, est susceptible d'articuler innovation, capacité des travailleurs cognitifs à formuler/résoudre des problèmes inédits, formation permanente des compétences, contribution de l'entreprise au bien-être de ses parties prenantes et de la société, préservation de la nature.
Des prémisses d'une telle démarche sont perceptibles à travers certaines orientations comme celle –même si celle-ci n'est pas exempte d'ambigüités– en termes de «responsabilité sociale et environnementale». S'agissant d'une conception renouvelée de l'entreprise, nous pouvons aussi faire référence au développement des sociétés coopératives de production et, plus largement, au secteur de l'économie sociale dont le sens et les modalités d'existence se rapprochent de celles que nous prônons.
La démocratie consiste à reconnaître la diversité des apports de chacun et les réunir au service du bien commun. Prenant appui sur une conception nouvelle du travail et du processus d'innovation, l'entreprise à progrès partagé se définit par le fait qu'elle associe toutes les parties prenantes, tant dans la reconnaissance de la diversité des apports que dans les modes (collaboratifs) de décision. L'entreprise à progrès partagé innove non seulement dans les biens et services qu'elle propose mais aussi dans ses façons de produire et dans son organisation. Au final, l'entreprise à progrès partagé articule de manière originale démocratie et efficacité. Une telle conception de l'entreprise, profondément renouvelée, permettra de reconstruire le lien entre l'entreprise et la société, de replacer l'entreprise au cœur de la Cité.
(1) Le texte qui suit est en large partie issu d'un livre de l'auteur à paraître le 24 janvier 2012 "L'urgence industrielle !" aux Éditions Le Bord de l'Eau.
(2) Voir le rapport de l'ancien Commissariat Général du Plan sur "La nouvelle nationalité de l'entreprise", La Documentation Française, 1999.
(3) Actuellement, les modalités de désignation des dirigeants, les droits des actionnaires et des salariés sont, par exemple, définis non par le droit de l'entreprise –qui n'existe pas– mais par le droit des sociétés et le droit du travail.
(4) On lira avec intérêt l'ouvrage de Daniel Bachet et alii (2007), Sortir de l'entreprise capitaliste, Éditions du Croquant, ou encore Daniel Bachet (2007), Les fondements de l'entreprise. Construire une alternative à la domination financière, Les Éditions de l'Atelier.
(5) Terminologie heureuse suggérée dans différents articles de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel. Voir en particulier La société contre l'entreprise ? Vers une norme d'entreprise à progrès collectif in Droit et Société, n°65/2007 (dossier Représentations, modèles et normes pour l'entreprise coordonné par Maryse Salles).