Premier principe de notre pacte productif: promouvoir une autre conception du travail en reconnaissant les compétences de ceux qui travaillent ou exercent une activité (1).
En France comme ailleurs, les images le plus couramment associées à l'industrie sont plutôt négatives. Lieu d'un travail sale et bruyant, souvent inhumain, portant atteinte à la santé. Les mines, l'amiante, les nanoparticules peut-être aujourd'hui. Travailler «en usine» ne fait pas rêver...
La perception souvent dégradée de l'industrie (cette perception étant moins défavorable chez les travailleurs mêmes de l'industrie qui affichent souvent un amour de leur métier) tient de la manière peu heureuse dont l'industrie a été administrée tant par les propriétaires du capital des sociétés industrielles que par l'État lui-même. Et l'administration peu heureuse de la «chose» industrielle entretient, selon nous, un rapport très direct avec la crise...
Un pacte productif pour la France ne saurait reposer sur la baisse des coûts du travail
Aujourd'hui, de nombreux responsables publics et privés plaident pour un retour en grâce de l'industrie. Après des centaines de rapports, missions parlementaires, états généraux, commissions et expertises de toutes sortes, cris d'alarme sans suite, il est déclaré que sans industrie, point de salut! Mais LA solution le plus souvent proposée –une baisse des coûts du travail pour restaurer la compétitivité– n'a cependant rien pour plaire. Pire, elle aggraverait le mal-emploi (tout en renforçant certains motifs ayant conduit de larges franges de la population à ne pas aimer ou ne pas s'intéresser à l'industrie). Cette «solution» ne rétablirait en rien la compétitivité globale qui se joue aujourd'hui sur la qualité des produits et non leur prix. Le seul avantage de cette proposition est que celle-ci permet d'améliorer les profits...
Le «rempart» de la productivité, plus précisément celui du coût salarial à l'unité produite, ne protège plus les pays développés. Ce rempart s'est, sinon effondré, du moins fissuré, en raison à la fois des progrès importants de la productivité dans les pays émergents, et d'un niveau de salaire qui continue de refléter le coût de la vie dans ces pays (coût qui reste globalement nettement inférieur à celui des pays développés).
Ce n'est ni la baisse des cotisations sociales (avec toutes les conséquences négatives qu'aurait une telle baisse sur le financement de la protection sociale), ni les gains supplémentaires de productivité dans les pays développés qui sont de nature à reconstruire un rempart tel que celui qui a pu pendant quelques décennies isoler les pays du «centre» de la pression concurrentielle potentielle de ceux de la «périphérie».
Des politiques de l'emploi inadaptées ou nocives
En dépit des multiples critiques dont elles ont été l'objet (la quantité d'emplois étant privilégiée sur leur qualité et leur permanence), le maintien sur la durée de politiques de l'emploi centrées sur la diminution du coût du travail ne peut s'expliquer autrement que par un amalgame entretenu entre compétitivité et rentabilité. De facto, les exonérations de charges sociales (comme toutes les mesures contenant ou réduisant le coût du travail) ont l'avantage d'améliorer à la fois la compétitivité –mais dans ce cas la seule compétitivité prix– et la rentabilité. Au nom de la compétitivité (prix) et du maintien de l'emploi, il a donc été possible de légitimer un soutien (public) à la rentabilité via les multiples exonérations de charges sociales.
Loin de tourner le dos à cette orientation néfaste et suicidaire, le projet de TVA dite «sociale» vise à aller plus loin. La baisse de charges concernerait tous les salaires et non plus les seuls bas salaires ou les emplois de faible qualification.
Les différents sens du travail
Plutôt que de vouloir à tout prix diminuer le coût du travail –solution vaine et dangereuse– c'est la créativité qu'il convient d'encourager, c'est la capacité de ceux qui travaillent à élaborer des solutions nouvelles qu'il faut soutenir et développer.
«Travail» est un terme polysémique susceptible de recouvrir de nombreux contenus et significations. Ce n'est pas un hasard si on peut traduire ce terme en anglais par Labor et aussi par Work, alors que les deux mots ne recouvrent pas la même signification. En grec, travail peut se traduire par Douleia et par Ergassia. Le premier terme possible, Douleia, renvoie à l'exercice d'un travail sous contrainte. Ce terme appartient à la même famille que «doulos» qui signifie «serviteur», de même racine que «servitude». Le travail peut donc être une servitude, comme cela est, malheureusement, bien souvent le cas aujourd'hui comme hier (même si les termes de cette servitude ont pu changer). Mais il existe aussi, comme nous le signale la langue grecque, une autre acception du travail comme Ergassia, de même racine que Ergos, l'œuvre. Travailler dans ce second sens signifie réaliser une œuvre, accomplissement de soi et production de quelque chose d'utile à l'autre, à la société. Ici, il s'agit moins de mettre en mouvement une simple force de travail que d'employer l'intelligence, la créativité comme moyen de lier le beau et le fonctionnel.
Promouvoir une nouvelle conception du travail
La nouvelle conception du travail qu'il convient de promouvoir aujourd'hui ne doit plus se jouer sur la question des gains de productivité et leur répartition mais sur la formation et de la reconnaissance des compétences. La reconnaissance de ces compétences n'intéresse pas seulement les salariés, et tous ceux qui travaillent en général, elle concerne la capacité des entreprises dans les pays développés à produire un avantage de différenciation autre que celui, illusoire ou inadapté, de coûts qui seraient moindres. Elle concerne la nation tout entière qui devra effectuer un effort d'éducation et de formation sans précédent dès lors qu'elle s'engagera sur le sentier d'un nouveau projet de développement centré sur les connaissances et les compétences.
À l'opposé du véritable sacrifice des dépenses d'éducation commis ces dernières années –sans doute la plus grave erreur politique de la dernière décennie–, sacrifice se traduisant par des dizaines de milliers de suppression de poste dans l'éducation, la nation devra engager des moyens considérables dans l'éducation, la formation tant initiale que professionnelle. Mais c'est aussi «l'état d'esprit» de l'éducation dispensée qui devra changer. Promouvoir plutôt que sélectionner, développer les méthodes en ne les opposant pas aux savoirs empiriques, favoriser le travail en équipe plutôt que primer «l'excellence» individuelle, développer l'esprit d'initiative et la réflexion critique plutôt que conforter les postures routinières et le conformisme, sont autant de changements qui devront être effectués pour former des jeunes, non pas adaptés au monde actuel, mais plutôt disposant des moyens nécessaires pour le faire évoluer.
Produire en France dans une économie qui restera insérée dans les échanges internationaux exige cet effort d'éducation sans précédent sans lequel il ne sera pas possible de concevoir et réaliser les produits à forte valeur ajoutée et à faible empreinte sur la nature dont le monde et la France ont besoin.
De la même manière que les compromis élaborés à l'issue de la seconde guerre mondiale ont été le résultat d'intenses luttes sociales, un nouveau compromis réarticulant l'économique et le social sur la base d'une nouvelle centralité du travail pensée autour des compétences ne sera pas le résultat d'une simple maturation politique spontanée. Le cheminement de la crise dite financière depuis 2008 montre bien que celle-ci est instrumentalisée par les gouvernements et les acteurs principaux du capitalisme financiarisé dans un tout autre sens que celui du progrès économique et social. C'est lors de ses luttes pendant des conflits dont il n'est pas à l'origine et lors de la préparation des échéances politiques que le corps social pourra imposer une autre perspective et un autre horizon Pour cela, le corps social pourra s'appuyer sur d'autres dimensions du nécessaire renouveau. Parmi ces dimensions, convergentes avec celle concernant la reconnaissance du travail et du rôle-clé des compétences, le développement de production utiles, préservant la nature. Pour cela, il conviendra de remettre la finance «à sa place» comme nous le montrons dans l'exposé du deuxième principe d'un pacte productif pour la France (à suivre).
(1) Le texte qui suit est en large partie issu d'un livre de l'auteur à paraître en février 2012, L'urgence industrielle! aux Éditions Le Bord de l'Eau.