«Odds», c'est le nom qui s'impose à Névo pour baptiser son site sur Internet : à ses interlocuteurs, il propose sesservices de biographe et de faussaire pour fabriquer des vies de rechange. Ceux qui viennent parler avec lui letemps d'une soirée savent bien qu'on ne réinvente pas la vie comme on le veut, mais ce n'est pas ce qu'ilscherchent: peut-être plutôt une aventure d'une nuit ou même l'espoir d'une liaison durable, peut-être seulementune conversation bizarre, peut-être aussi ces quelques pages de «biographie corrigée» que Névo leur enverra plustard pour prix de leurs confidences. Lorsque le roman commence, il y a déjà un certain temps que Névo s'est pris àce jeu qui tourne à la manie: à chaque rencontre, un bout de fiction, et les bouts dépareillés s'accumulent, unecollection sans ordre ni sens pour le dépositaire des vains secrets d'autant de vies sans rime ni raison.
C'est un jeune homme qui arrache Névo à cette fascination, un tout jeune homme d'une vingtaine d'annéesqui étudie les mathématiques. D'ordinaire, les partenaires de Névo ne voient dans sa proposition qu'un prétextecommode, sans plus, mais Lessen, lui, a un autre sens du jeu, des conventions et de tout ce qui peut s'ensuivre. Lavie qu'il raconte lors de la première nuit, cette vie qu'il imagine comme son pire avenir possible, il entend bien qu'on la réinvente, réellement. Et puisque Névo a tant promis dans l'espoir de le séduire, puisqu'il a su le fairementir toute la nuit et l'amener ainsi à se livrer de manière si éhontée, puisqu'il a su si bien le mettre en face de sondésir - eh bien qu'il aille donc jusqu'au bout de son bluff, qu'il invente, mais qu'il invente vraiment la vie de rechange qui les sauverait tous les deux. Une fois de plus Shéhérazade raconte dans la peur d'en finir.
Ici donc, pas de mentor chargé de faire perdre à son élève les illusions qui l'attacheraient encore àl'enfance: Un roman du réseau est l'histoire d'un maître en illusions mis en demeure par un élève trop intelligent de réinventer la vie, de le faire réellement et non pas de l'amener à accepter le monde tel qu'il est. En cela, Unroman du réseau est un roman d'apprentissage comme on peut le concevoir aujourd'hui, c'est-à-dire à rebours, et pour l'élève et pour le maître. Cependant, même inversé, le roman de formation suit les deux composantestraditionnelles d'un début dans la vie: d'abord les Écoles et l'avenir social –car Lessen fait des mathématiques et ilne veut pas de son avenir de polytechnicien ; puis l'éducation sentimentale et l'Amour, le véritable amour, ou ceque l'on pourrait bien mettre derrière ce genre de mots. Mais au fil des récits de Lessen, c'est dans la relation avecNévo que s'invente l'essentiel, qui n'est peut-être pas l'amour mais se paie en tout cas comme lui, au prix fort.
Dès le début, la relation repose sur des conventions restrictives et inégalitaires, acceptées de plein gré.Pour commencer : Article 1, jamais Névo ne pourra lui-même joindre Lessen, qui seul a l'initiative des rendez-vous et dispose des coordonnées de Névo. Jamais le jeune homme ne donnera son identité véritable : Lessen n'est qu'un pseudonyme, comme les noms de fantaisie du tout premier dialogue (Weierstrass, Galois). Article 2, nul ne s'autorisera à intervenir dans la vie ordinaire de l'autre, la relation rigoureusement isolée ne doit tenir qu'au désir etse soutiendra de ses seules forces.
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Le premier narrateur de ce roman, Névo, est la voix née à la fin de mon livre précédent, Vous pouvezmentir. En ce sens, il s'agit d'une suite.Vous pouvez mentir et Un roman du réseau appartiennent à une trilogie qui s'intitulera La machine à récit.Dans le premier volume, le média matriciel est la radio (émission interactive de Pseudo), dans le deuxième, c'est Internet (écriture collective de textes sur le site d'Odds). Dans le troisième, sur lequel je travaille actuellement, lanouvelle version d'Odds combine la composition de textes et d'images audiovisuelles, le webmaster étant un monteur de cinéma (c'est un revenant du premier volume, Lucques).