Billet de blog 9 juillet 2023

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Deux ou trois choses un peu longues que j'ai envie de partager largement...

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« 1984 » et le personnage de Winston

De l'intérêt qu'il peut y avoir à s'identifier à un personnage qui ne fait pas envie.

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[Ce texte s'inscrit dans le cadre de cet appel à contributions : Livres, films, séries - Appel à contributions de l’été : à quel personnage de fiction vous identifiez-vous ?]

J'étais encore au collège quand j'ai lu pour la première fois 1984 de George Orwell ; à l'époque cette œuvre a produit en moi un mélange d'impressions aussi puissant qu'inédit ; comme un cocktail qui mélangerait deux alcools forts a priori incompatibles, évidemment trop violents pour le préadolescent que j'étais, trop complexes aussi, mais imprimant en moi pour cette même raison la sensation presque physique de l'exigüité de mon univers culturel, et un tel désir d'en dépasser les limites que j'ai perdu le compte du nombre de fois où je me suis replongé dans cette œuvre sans en épuiser le sens, et qu'il m'en est resté le goût, plutôt le besoin, de découvrir sans cesse des récits pareillement inventifs et dérangeants.

Il y avait d'abord de la déception et de la frustration, car 1984 n'était pas le récit d'action que j'avais espéré, où les méchants se font atomiser à grands renforts de rayons laser ; et surtout, parce qu'entrer dans la peau de Winston, c'était le contraire de tout ce à quoi j'étais habitué depuis Goldorak, La Guerre des Étoiles et Indiana Jones : la peau de Winston était pâle et fragile ; il avait des varices, des fausses dents et, pire que tout, un âge (39 ans, quelle horreur !). Entrer dans la peau de Winston, c'était comme essayer de ramper dans un tunnel qui aillait sans cesse s'étrécissant. C'était l'angoisse permanente, l'asphyxie garantie au bout de la route. C'était une des toutes premières fois, peut-être, où je faisais, par la magie de la fiction, l'expérience de la fragilité et de la brièveté de la vie ; où je me rendais compte qu'on peut considérer son propre corps, et qu'on peut le faire avec une sorte de consternation résignée, voire un certain dégoût. Et il y avait plus grave dans ma déception : 1984 est le récit d'un échec. Winston échoue à prendre part à la rébellion, il échoue aussi à cultiver en secret la nostalgie d'un passé plus libre, il trahit Julia. Je me surprenais à me demander quelle sorte de masochisme me poussait à continuer jusqu'au bout cette lecture désespérante, l'appariement déprimant avec un tel looser ; quel nom donner au deuxième alcool du cocktail.

Il reste difficile aujourd'hui de nommer avec précision l'alchimie qui m'a attaché à Winston, je crois bien pour le restant de mes jours ; et cette difficulté même y est sans doute pour une part : c'est parce que le mystère n'est jamais totalement dissipé, parce que je ne peux pas entièrement rationaliser cette expérience, même si je vais essayer de le faire, qu'elle m'a fasciné et me fascine encore; et les mots que je vais à présent essayer de mettre sur le deuxième alcool du cocktail ne seront je le crains pas plus exhaustifs que ne l'est une poignée de qualificatifs pour décrire un rhum ou un whisky : au mieux une mise en bouche. Il y a la souffrance en effet, on souffre beaucoup avec Winston, on souffre des tortures qu'il subit, mais on souffre aussi et surtout de son impuissance, de tout ce qu'il ne fait pas, ne peut pas faire, de la tristesse brute dont sont faits les murs de son labyrinthe. Cette souffrance est comme ces aiguilles d'acupression qui provoquent la libération d'endorphines et vous anesthésient sans le secours de la chimie : vous vous sentez mieux en refermant le livre, votre sort vous semble un peu plus acceptable ; mais vous n'oubliez pas Winston, pour toujours enfermé dans le livre, vous avez souffert avec lui et il est devenu votre compagnon de cellule, votre frère de sang. Vous y avez gagné un petit surcroît de fraternité. Il y a l'esthétique perverse enclose dans cette souffrance patiemment construite par le style froid et concis d'Orwell, un nouvel ailleurs venu enrichir votre mémoire comme dans ces rêves où l'on est d'abord dans sa maison, mais où chaque porte familière ouvre sur un couloir inconnu, des enfilades de portes à n'en plus finir, où la maison est une maison-monde qui s'agrandit à mesure qu'on s'y promène. Vous vous êtes agrandi. Le nouvel appendice de votre mémoire manque un peu de lumière, mais vous n'avez rien perdu des autres pièces de votre maison, éventuellement plus ensoleillées, où vous pourrez toujours vous réfugier.

Enfin, et ce qui me semble au moment où j'écris le plus important, le deuxième alcool du cocktail a un final robuste. Car toute cette souffrance, ces frustrations, l'insupportable décomposition morale de Winston qui finit par renier son droit à l'usage de sa raison et son plus intime sentiment, ce piège esthétique, vous ont tendu(e) comme un ressort, et je ne crois pas exagéré de dire qu'ils vous ont ainsi communiqué de la force. Une force d'indignation durable, une attention particulière aux tentatives des pouvoirs, quels qu'ils soient, pour s'accaparer la vérité ; diffracter les faits à travers le filtre de catégories de pensée bien choisies, comme lorsqu'on parle volontiers de violence pour désigner les actes de manifestants ou d'émeutiers, mais que l'on s'interdit le terme lorsqu'il s'agit de policiers ou par exemple pour désigner le fait presque incroyable que le nombre de personnes ayant recours à l'aide alimentaire en France, 7 millions, à plus que doublé en 15 ans dans un pays qui compte 43 milliardaires ; comme s'il n'y avait pas aussi, derrière ces chiffres, des actes, des choix violents, et même bien souvent du sang et des larmes. Oui, entrer dans la peau de Winston n'est pas une expérience facile, mais on y gagne une certaine force d'indignation, une attention particulière à l'usage des mots, sans s'en croire supérieur pour autant car tout de même, être Winston laisse assez peu de perspectives à votre orgueil. C'est, je crois, la dernière ruse d'Orwell : au moment où Winston s'effondre, le lecteur, les lecteurs sentent leur conscience s'agiter ; au moment où Winston perd, il a gagné.

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