Billet de blog 14 juillet 2023

Jean-Pierre Boudine (avatar)

Jean-Pierre Boudine

Mathématiques. Musique.

Abonné·e de Mediapart

«Des jeunes filles.»

Fantasmes et délires adolescents

Jean-Pierre Boudine (avatar)

Jean-Pierre Boudine

Mathématiques. Musique.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Apercevant du coin de l’œil l'appel à écriture de Médiapart : “Votre double et vous” un titre (un seul) m'est venu à l'esprit : Fermina Márquez, de Valéry Larbaud. Il s'est imposé. L'édition participative fait allusion à un héros auquel on s'identifierait.

Quand j'ai pensé à ce petit roman, je ne me souvenais d'aucun nom de héros, en tous cas, masculin.

De quoi parle-t-il ? D'un internat parisien de garçons de familles cosmopolites fortunées, du trouble que suscite parmi les plus âgés (ils ont entre quinze et dix huit ans) l'arrivée de deux jeunes filles et de leur tante, de la conquête de Fermina que projette un élève et de son échec. Pourquoi m'a-t-il impressionné à ce point ?

J'ai recherché le petit livre et, hier, je l'ai relu. Sur la page de garde : édité par Gallimard en 1926, il y a à peu près cent ans. Mais le livre de poche dont je dispose est paru en 1985. J'avais à cette date plus du double de l'âge des protagonistes, et c'était il y a presque quarante ans. On est bien dans un lointain passé. D'ailleurs, l'aventure elle même, qui se déroule dans l'espace d'une année scolaire, a lieu avant 1900 et l'institution fermera avant la venue du vingtième siècle.

Le héros s'appelle Johanny Léniot. Est-ce à lui que je m'identifie ? Il n'est pas sympathique. Peu doué pour les relations humaines, amicales, il s'est réfugié dans les devoirs, les leçons, les compositions. C'est un "fort en thème". Pas dans le mode brillant, dans le mode travailleur. Il est réellement fort en thème latin ! Il veut être, et il est, premier dans toutes les disciplines.

Il me fait de la peine. Mais oui, c'est un peu moi à quinze ans.

Les élèves de cet illustre collège Saint Augustin sont majoritairement américains, mais du centre et du sud : la langue courante est l'espagnol, détail qui ne pouvait que me toucher : c'est en Espagne, à Madrid et dans les Pyrénées que mon père, ma mère et mon parrain se sont connus, dans la résistance entre 1943 et 1945. J'aime cette langue, Don Quichotte et les manières des castillans.

«Santos leva la tête, et dit : “Des jeunes filles”». C'est un premier indice : c'est peu dire qu'élevé moi aussi dans un internat de garçons, j'étais à quinze ans fasciné par les filles de mon âge. Comme Léniot (et comme Cyrano) je n'ai pas eu de sœur. Je suis en peine de mots pour le dire. Fort en gueule, aimant la bagarre, le challenge et la contradiction, devant une demoiselle j'étais absolument dépourvu. Marcher à son côté me soulevait de bonheur. Lui prendre la main, un rêve à peine accessible.

Ces jeunes filles, (avec leur duègne) pourquoi sont-elles venues ? Pour entourer leur très jeune frère, un nouveau, le petit Márquez qui a du mal à s'accoutumer aux rudesses de la vie en internat. Ai-je précisé que Fermina est très belle ?

Un groupe de garçons, Santos Iturria, Ortega, Léniot, et quelques autres, accompagnent la jeune fille Fermina, sa petite soeur, Pilar, et leur tante créole, Mama Doloré. Ils leur font la conversation, ils jouent au tennis, aux heures permises et à d'autres aussi. Ils en prennent à leur aise avec le règlement. Cela finit par choquer le préfet des études qui va interdire ces promenades. Mais il fera une exception pour Léniot, au motif que Léniot est devenu l'ami, le soutien, le protecteur du petit Márquez. Il est malin, Léniot.

C'est un grand admirateur de l'empire romain, et aussi de Bonaparte. A défaut de conquérir le monde tout de suite, il va projeter de conquérir Fermina qui a seize ans, et lui, quinze. Dans ce but, il va lui parler de ses passions et de ses rêves. Elle aussi va parler : de sa foi brûlante. Lorsque Johanny dit que leur lit, au dortoir, est étroit et dur, elle lui fait observer que le bois de la croix du Christ est plus dur... Quand il lui parle de sa beauté, une évidence, elle répond : «Moi ? Je ne suis qu'un tas d'ordures !» Il est désarçonné, il n'avait pas prévu que sa “proie” avait quelque chose à dire.

Bref, tout va de travers : ils se disent des choses importantes, ils deviennent amis. Il éprouve ainsi qu'à cet âge, au moins, l'amitié ne conduit pas au désir. Alors qu'il lui décrit ses fantasmes de conquistador, elle lui demande des nouvelles de Santos.

Santos est un beau garçon, hardi, un peu plus âgé, un peu plus averti. Léniot comprend son échec. Il m'est arrivé à peu près la même banale aventure, même si j'étais plus romantique que lui, chérissant Cyrano bien plus que César. Durant des mois, j'ai conquis l'amitié de Florence, mais c'est un autre qui l'a  enlacée.

Pour finir, Léniot inflige à Fermina un discours assommant à propos de son génie.

Le charme de ce petit roman tient à la sincérité de l'écriture et à ce qu'il a, visiblement, d'autobiographique, car l'auteur, lui aussi, était très bon élève et désirait Fermina. Il revient sur les lieux, longtemps après. Il apprend que Santos s'est marié, mais avec une allemande. Léniot est mort durant son service militaire, à vingt ans. On ne sait pas ce qu'est devenue Fermina...

Je sais pourquoi je tiens à cette histoire : parce que certaines souffrances sont pour nous aussi précieuses que de grands bonheurs.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.