Le chez-moi de fiction dans lequel mon esprit va marauder pour se ressourcer ressemble à une petite maison de pierre et de bois, en montagne, au milieu de champs de pâturage, avec un potager où poussent fleurs, tomates et courges.
Cette modeste masure est celle de mon seul maître, Alberto Caeiro, que l’on appelle aussi le « Gardeur de Troupeau ». Un « personnage » certes un peu particulier, puisqu’il s’agit en fait bel et bien d’un auteur, mais né dans l’esprit du poète génial Fernando Pessoa le 8 mars 1914, lors d’une sorte de transe qui durera plusieurs jours, et durant laquelle ont été « dictés » la plus grande partie des poèmes qui composent la mince mais monumentale œuvre de cet « hétéronyme » -c’est ainsi que Pessoa dénommait ces « fictions de lui-même ».
C’est ce recueil, c’est « le Gardeur de troupeau » donc, que je garde généralement toujours dans un coin de ma besace, le rachetant de temps à autres après avoir refilé mon exemplaire élimé et annoté à une copaine. Dans la version poche Gallimard, traduite par Armand Guibert et non par mon cher ami et professeur Patrick Quillier, qu’il m’en excuse, mais je dois avouer pour ma honte être bien trop habitué à la version de Guibert pour m’en défaire.
Caiero est présenté comme un homme blond, doux et bon, aux yeux clairs, vivant heureux dans sa campagne tel un berger, mais ne gardant que le « troupeau de ses pensées », et laissant la vie « couler en lui tel un fleuve en son lit ». Un amoureux de la nature, qui écrivait : « Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l'ai jamais vu. (...) Mais si Dieu est les fleurs et les arbres et les monts et le soleil et le clair de lune, alors je crois en lui à toute heure, et ma vie est toute oraison et toute messe, et une communion par les yeux et par l'ouïe ».
Et qui disait : « Si je meurs très jeune [ce qui fut le cas], écoutez bien ça : Je n’ai jamais été qu’un enfant qui jouait. J’ai été païen, comme le soleil et comme l’eau, d’une religion universelle que seuls les hommes n’ont pas. J’ai été heureux parce que je n’ai rien demandé, que je n’ai pas cherché à trouver quoi que ce soit, ni trouvé qu’il y avait d’autres explications que de ne trouver aucun sens au mot explication. Je n’ai désiré qu’être au soleil ou sous la pluie — au soleil quand il y avait du soleil, sous la pluie quand il pleuvait, (et jamais l’inverse), et ressentir la chaleur, le froid et le vent, Sans chercher plus loin ».
Pouvez-vous me dire s’il existe une plus belle philosophie ?
Et ainsi dans cette œuvre se concrétisent les liens mystérieux entre anarchie et taoïsme, sur la lutte que l’on doit mener contre « les guerres, les commerces, et les armées / Qui se font fumée dans l'air des hautes mers », et sur toutes ces choses allant à l’encontre de « la vérité qu’à la fleur lorsqu’elle fleurit », des capitalistes écocides aux sbires de l’État policier.
C’est pour ça que je suis devenu disciple du gardeur de troupeau.
Et mon troupeau, ce sont mes pensées, et mes pensées ce sont toutes mes sensations, car je pense avec le nez et avec les yeux, avec la bouche et avec les oreilles, et avec mes mains et avec mes pieds. Et je sais qu’il faut rester naturel et calme dans le bonheur comme dans le malheur, et sentir comme on regarde, et penser comme on marche, et je sais que le couchant est beau, et belle la nuit qui demeure. Et ainsi soit-il.
Et sachant cette vérité, souvent, je me couche de tout mon long dans les herbes chaudes de midi, et je suis heureux.
Mačko Dràgàn, journaliste punk-à-chat à Mouais
A lire donc : Le gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro avec poésies d'Alvaro de Campos (préface Armand Guibert), Fernando Pessoa, Poésie Gallimard n° 214 3, mars 1987 / Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes d'Alberto Caeiro, de Fernando Pessoa (Essai et dossier), commenté par Patrick Quillier (un homme d’un immense talent que j’ai eu l’honneur d’avoir comme professeur à la fac).
