Billet de blog 27 octobre 2008

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Charles Heimberg. Historien et didacticien de l'histoire

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À qui l’histoire appartient-elle ?

Répondant à une interpellation sur les critiques dont son livre L’histoire de la Suisse pour les nuls a été l’objet, Georges Andrey a récemment déclaré « que l’histoire appartient au peuple et non aux historiens. Historien moi-même, j’ai fait mon autocritique en flairant d’où venait le vent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Répondant à une interpellation sur les critiques dont son livre L’histoire de la Suisse pour les nuls a été l’objet, Georges Andrey a récemment déclaré « que l’histoire appartient au peuple et non aux historiens. Historien moi-même, j’ai fait mon autocritique en flairant d’où venait le vent. Après avoir participé à l’aventure collective de L’histoire de la Suisse et des Suisses, qui privilégiait les infrastructures et les masses aux dépens du biographique considéré comme ringard, il fallait, une génération plus tard, écrire autre chose et autrement. Le succès de mon livre prouve, me dit-on, qu’il répond aux attentes d’un public en quête d’histoire »[1].

Cette soi-disant nouvelle manière d’écrire l’histoire, qui n’est nouvelle que parce qu'elle est bien dans l’air du temps, mène en réalité à confondre les mythes fondateurs de la Suisse et son histoire en caractérisant ces mythes comme « vraisemblables », et à ne pas aborder les thèmes d’histoire nationale qui fâchent, ceux qui s’écartent d’un récit lisse et complaisant, comme ceux que les travaux d’une Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, ladite Commission Bergier, avaient confirmé ou mis en évidence il y a quelques années à propos de l’attitude des autorités et des élites helvétiques à l’égard du national-socialisme.Voici pourtant ce qu’étaient les conclusions de ce rapport de la Commission Bergier, déposé en 2002, et dont les autorités politiques suisse n’ont finalement jamais voulu discuter sérieusement : « Il ne s’agit pas ici d’opposer naïvement une perception « réaliste » à une vision « idéaliste » des événements, mais d’être à la hauteur des principes moraux qu’un État s’est donnés et auxquels il a d’autant moins de motifs de déroger lorsque sa situation devient critique et menacée. Le tampon « J » de 1938 ; le refoulement de réfugiés en danger de mort ; le refus d’accorder une protection diplomatique à ses propres citoyens ; les crédits considérables de la Confédération consentis à l’Axe dans le cadre des accords de clearing ; la trop longue tolérance d’un transit énorme et suspect à travers les Alpes ; les livraisons d’armes à l’Allemagne ; les facilités financières accordées aux Italiens comme aux Allemands ; les polices d’assurance versées à l’État nazi et non à leurs détenteurs légitimes ; les trafics douteux d’or et de biens volés ; l’emploi de quelque 11.000 travailleurs forcés par des filiales d’entreprises suisses ; la mauvaise volonté et les négligences manifestes en matière de restitution ; l’asile accordé au lendemain de la guerre à des dignitaires du régime déchu qualifiés d’« honorables Allemands » ; tout cela n’a pas seulement été autant d’infractions au droit formel et à la notion d’ordre public si souvent invoqués. Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité - parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier demi-siècle - qui retombent aujourd’hui sur la Suisse ; elle doit l’assumer. » Ce rapport précisait aussi un peu plus haut qu’en « fermant la frontière de plus en plus sévèrement, en remettant à leurs poursuivants des réfugiés surpris lors de leur passage clandestin, et en s’accrochant trop longtemps à cette attitude restrictive, on livra des êtres humains à un destin tragique. Dans ce sens, les autorités de la Suisse ont réellement contribué à la réalisation de l’objectif des nationaux-socialistes ». À travers de tels constats, on voit donc bien qu’il n’est ici question ni d’infrastructures, ni de masses, mais plutôt de destins individuels, de biographies tragiques qu’il faudrait pouvoir écrire et faire connaître.Par ailleurs, à qui l’histoire appartient-elle ? Sans doute pas, il est vrai, aux seuls historiens, eux qui n’ont pas forcément tous et toujours été, et qui ne sont pas tous et toujours, à la hauteur de leur responsabilité sociale et citoyenne. Moins encore aux hommes politiques lorsqu’ils en mésusent à leur gré au service de leurs intérêts immédiats. Mais appartient-elle pour autant au peuple ? Voilà en tout cas une formule qui évoque désagréablement la démagogie et le populisme dans notre temps présent.L’histoire, en réalité, appartient à tous. Elle est celle de tous. « La storia è di tutti », tel que l'affirme le titre d’un récent ouvrage paru en Italie et qui en explique les raisons[2]. Cette perspective justifie de ne plus enfermer l'histoire dans des récits nationaux et identitaires qui n’ont cessé de dresser les sociétés humaines les unes contre les autres et n’aident pas à comprendre le monde d’aujourd’hui tel qu’il est devenu. Elle implique aussi de bien savoir intégrer l’expérience et le point de vue de toutes les subalternités dans la construction de l’histoire humaine. Mais elle ne signifie pas pour autant que les historiens n’aient pas la responsabilité de faire connaître leurs travaux, les critères de validation qui les légitiment, ainsi que les questionnements spécifiques qui caractérisent leur discipline et sa fonction critique.Charles Heimberg

[1]L’Éducateur, journal du Syndicat des enseignants romands, octobre 2008, pp. 37-38.

[2] Antonio Brusa & Luigi Cajani (dir.), La storia è di tutti, Rome, Carocci, 2008.

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