Produire en abondance au prix le plus bas possible est l’objectif assigné à l’agriculture dans un monde de travailleurs pauvres où la consommation doit être dévolue à la technologie et aux loisirs. La qualité par contre se fait de plus en plus rare mais le marketing y supplée et l’agro-industrie multiplie les astuces pour nous vendre en période de fêtes, en guise de produit rares, des saloperies insipides, et bien souvent toxiques, qu’elle arrive désormais à fabriquer en masse et à bas coût pour le commun des mortels. Par une alchimie dont ils ont le secret, les hommes en blouses blanches des grandes firmes alimentaires transforment les pépites alimentaires de jadis en succédanés fadasses labellisés. Le foie gras et le saumon, longtemps réservés aux fines gueules de la bourgeoisie, se sont démocratisés ; le peuple accède à la table des riches, le marché est immense.
Le marché du foie gras pèse aujourd’hui 20.000 tonnes et plus de 2 milliards d’euros, il est en progression, notamment à l’export. Le canard n’est plus un volatile mais une industrie, une filière entre les mains de quelques grands groupes et coopératives : Vivadour, Labeyrie, Euralis, Delpeyrat . . . Des millions de palmipèdes - l’oie est aussi de la fête - vivent leur bien-être animal tout au long d’une chaîne de fabrication qui débute au couvoir et se termine dans un emballage sous-vide avec une belle étiquette bucolique évoquant un coin de pré de la campagne landaise ou gersoise. Le bonheur alimentaire est alors à portée de papilles.
Comme dans tout secteur économique soumis à la logique capitaliste, la production et la transformation y sont normalisées, rationnalisées, segmentées. Il y a les sélectionneurs, les accouveurs, les fournisseurs d’aliments, les éleveurs, les abattoirs, les transformateurs. . . Chaque professionnel, chaque maillon de la chaîne est en tension, dépendant des autres, entraîné dans une course folle au rendement dont il ne peut se soustraire ; personne n’est véritablement responsable mais se retrouve prisonnier, solidaire, d’une forme de dopage général, presque « à l’insu de son plein gré ». Il faut atteindre un haut degré de productivité et respecter des normes de biosécurité drastiques qui découragent et éliminent inexorablement les petits ; les technocrates bruxellois et les conseillers du ministère de l’agriculture, sous l’influence des poids lourds du secteur, fixent des règles qui aboutissent à la disparition des élevages fermiers.
Mais on ne joue pas impunément avec Dame Nature : la concentration et l’uniformité modifient les équilibres et les défenses naturelles du vivant. L’épizootie de grippe aviaire qui touche actuellement les élevages du sud-ouest nous le rappelle. Le virus H5N8 se régale des espaces clos et confinés, notamment pendant les phases de transport, où sa matière première lui est servie à profusion. La main du marché est toujours trop frustre pour domestiquer une agriculture qui résulte d’ajustements infinis et progressifs.
Avec ses gros sabots, le ministre Stéphane Le Foll déclare la guerre au virus, décrète l’abattage massif (plus d’un million de canards auront été abattus pour stopper la propagation du virus), la désinfection à outrance, et met tous les types d’élevage dans le même panier. On est à la recherche d’une nature propre, sur carrelage aseptisé. Sur le long terme, cette guerre est perdue d’avance tant les logiques industrielles accentuent en permanence les risques et favorisent les épizooties qui se multiplient partout dans le monde.
Comme il est de règle désormais, les méfaits de l’agriculture industrielle sont payés par l’agriculture paysanne. Les mesures sanitaires décidées par le ministère et les faillites engendrées par cette épizootie vont renforcer encore davantage la concentration de la filière du canard gras, préambules de nouveaux désastres, de nouvelles faillites, de nouvelles restructurations. L’absence de clairvoyance des décideurs ainsi que leur soumission aux lobbies de l’agro-industrie piège la profession dans une boucle de rétroaction infernale.