« Vous avez de la chance, le procureur a demandé que notre bureau [d'aide aux victimes] vous reçoive pour vous notifier sa décision [de classement sans suite], ce n'est pas toujours le cas ». Ce 10 juin 2022, je dois donc m'estimer heureux d'être reçu au tribunal pour apprendre que l'enquête préliminaire ouverte au printemps 2019 n'ira pas plus loin !
J'ai porté plainte pour viol contre un ancien collègue, journaliste de onze ans mon aîné. En 2007, je lui faisais confiance pour me faire travailler à la journée (des piges), lui qui était installé dans son poste dans un grand média. Il a été hospitalier en m'offrant son canapé-lit du salon, le temps de trouver un logement. J'étais un jeune adulte peu mature, pas du tout averti des méthodes de manipulation à des fins sexuelles dont certains sont friands. Pas du tout méfiant. J'étais financièrement dépendant et psychologiquement assez fragile.
Tout était en place pour l'avancée du roi triomphant sur l'échiquier. Un soir. Le drame s'est dissimulé dans un repli d'inconscient. Je vis alors dix ans d'"amnésie traumatique", un phénomène aujourd'hui bien documenté (lire notamment le site www.memoiretraumatique.org).
Dans le sillage du choc émotionnel des attentats de Paris (13 novembre 2015), je démarre une psychothérapie. L'amnésie se lève entièrement la nuit du 1er novembre 2017. Tout remonte clairement : les images du lieu, de l'auteur et des faits. Je commence à en parler à mes plus proches qui se montrent empathiques pour la grande majorité. Je ne réalise pas complètement car je suis alors complètement investi dans une formation de photographe.
Le choc de la prise de conscience a lieu quelques semaines plus tard. En huit petits jours, je sombre dans une "dépression aiguë avec tentative de passage à l'acte suicidaire". 2018, annus horribilis. Je finis par m'entourer de bons médecins et praticiens (psychiatre, hypnothérapeute, ostéopathe, sophrologue...) et je reprends progressivement le dessus.
En janvier 2019, je rencontre une avocate empathique et efficace, qui m'aide à rédiger une plainte. Elle l'adresse par courrier à un procureur pour éviter l'épreuve du dépôt dans un commissariat suroccupé ou peu formé au recueil de la parole de victimes de violences sexuelles. Et puis, plus rien pendant deux ans !
Je vous épargne les détails de procédure, mes crises d'angoisse, mes insomnies et un mal-être persistant. En avril 2021, je suis enfin auditionné par un service de police. Ensuite, c'est au tour de proches et d'ami·es. Je me plie aussi à une expertise psychiatrique et j'attends jusqu'en décembre 2021 pour être confronté au mis en cause. Enfin, ce 10 juin 2022, arrive le classement sans suite.
"Les faits n'ont pu être clairement établis", explique le courrier officiel. Et pour cause, à moins de se balader avec une caméra sur soi pour filmer son quotidien, que peut faire une victime pour établir des faits, quinze ans après les faits ? J'ai des tas de documents médicaux prouvant l'amnésie traumatique, des témoignages de proches, une expertise psychologique allant dans mon sens... Rien n'y fait.
J'avale la nouvelle les yeux asséchés. Avec le temps et le travail intérieur, la douleur prend moins de place, elle ne déclenche plus autant de larmes, elle pince un petit coin du cœur et du cerveau, puis elle me laisse vivre.
J'avais été préparé. Par mon avocate, qui m'informait dès le premier contact : "Plus de 70% des affaires de violences sexuelles finissent classées". Par mon médecin aussi, qui préférait m'aider à me projeter dans ma nouvelle vie. Même préparé, je ne peux pas me réjouir. Il reste de la colère et de l'amertume. Sans compter le préjudice financier : des milliers d'euros d'honoraires d'avocat (je suis au-dessus du seuil de l'aide juridictionnelle) et des milliers d'euros de frais de santé, la Sécurité sociale et les mutuelles étant loin de tout prendre en charge.
Alors, le 10 juin 2022, quand j'ouvre le dossier d'enquête à consulter sur place, je suis stupéfait par l'absence de pièces concernant le mis en cause. Me concernant, il y a le compte-rendu du psychiatre - ouf, je suis une personne sans pathologie psychiatrique, saine et intelligente ! Il y a les procès-verbaux d'auditions de proches – ils m'avaient prévenu à mesure qu'ils étaient invités à témoigner. Mais, malheureusement, je découvre que lui n'a fait l'objet d'aucune investigation. Pas l'ombre d'une audition d'un de ses proches ou d'un de ses collègues. Pas l'ombre d'une expertise psychiatrique. Seul un fichier de délinquants sexuels a été consulté.
Dans ce type de procédure, les policiers ne font rien sans en référer au procureur, qui donnent ses consignes d'enquête. Le procureur a demandé une enquête préliminaire au rabais. Le mis en cause est placé en garde à vue quelques heures en décembre 2021, le temps d'être auditionné, puis confronté à moi, l'après-midi même. Il est remis en liberté aussitôt. Il n'a donc pas à se plaindre de l'enquête préliminaire. C'est un homme bien traité. Il peut continuer à travailler normalement dans la société qui l'emploie.
Ainsi se termine pour moi une véritable épreuve de trois ans. "Et encore, c'est plus rapide que d'autres dossiers", pense me réconforter la juriste du bureau d'aide aux victimes. Ce fut une épreuve douloureuse pour les nerfs et le moral. J'ai patienté en comptant littéralement les jours, fébrile au moindre coup de fil ou email de mon avocate.
Progressivement, je constate les dysfonctionnements du système judiciaire. En mars 2021, quasiment deux ans après mon dépôt de plainte, mon avocate m'annonce s'être "arrangée avec le substitut du procureur". Elle a contacté un commissariat et trouvé un enquêteur prêt à se saisir de mon dossier, ''un major formé au recueil des paroles de victimes de violences sexuelles". Je suis interloqué. Pour hâter la prise en compte de ma plainte en dormance, elle a donc dû trouver elle-même un service de police judiciaire compétent et disponible ?
"Votre dossier s'est égaré entre deux parquets, ajoute mon avocate. La substitut du procureur l'a reconnu auprès d'elle, gênée. Heureusement qu'une copie papier était restée au parquet saisi initialement !'' Non, vous ne rêvez pas...
Après tout, s'il s'agissait d'un vol à l'arraché ou d'un accident sans gravité, on pourrait presque relativiser les lenteurs et les ratés. Et encore. Mais il s'agit là d'un acte qui porte gravement atteinte à l'intégrité physique et morale. Un acte qui explique bon nombre de conduites addictives et d'auto-agressions, bon nombre de problèmes de santé et de trajectoires personnelles et professionnelles chaotiques. Dans pareil dossier, peut-on se satisfaire de cette justice maltraitante?
Je ne suis ni plus ni moins important qu'une autre victime de violences sexuelles. Mais je fais partie des justiciables qui ont un peu d'argent pour se défendre, un peu d'argent pour se faire accompagner par des praticiens non remboursés, j'ai plus de réseau que d'autres (de par mon métier) pour trouver de bons interlocuteurs, plus de connaissances pour comprendre le système judiciaire.
Comment font les victimes moins favorisées ? Elles souffrent davantage... quand elles ne renoncent pas d'emblée devant ce qu'elles voient, à juste titre, comme un parcours du combattant. Certain·es vivent carrément un calvaire en faisant face à des policier.ère.s incompétent.e.s en matière de recueil de la parole, en devant attendre que leur avocat.e (mal) payée à l'aide juridictionnelle veuille bien consacrer un peu de temps à leur dossier, en se voyant refuser une confrontation avec l'agresseur, en recevant un courrier de classement sans suite sans aucun accompagnement psychologique, en attendant ce courrier pendant de longs mois (une amie a reçu le courrier deux ans après la décision du parquet !). Récemment, une connaissance a reçu en pleine figure la décision de classement alors que l'auteur avait reconnu les abus ! C'est d'une violence inouïe.
Non seulement notre justice ne ménage pas les victimes de violences sexuelles, mais elle continue à aggraver leur souffrance. Les victimes n'ont pas beaucoup de droits. A l'inverse, les auteurs ont un droit solide de leur côté : la présomption d'innocence. Ce corpus légal protège certes des excès constatés dans des pays autoritaires - c'est heureux -, mais il s'apparente trop souvent à un bouclier bien commode pour protéger des auteurs, clore rapidement des affaires... ou ne pas trop bousculer les habitudes d'une justice handicapée par son manque de moyens humains et matériels, mais aussi par son inadaptation aux nouvelles technologies et sa désorganisation chronique.
Les victimes de violences sexuelles peuvent légitimement attendre de gros efforts de la Nation, sans quoi les appels des politiques à porter plainte continueront à ressembler à un ballon botté en touche.
Voilà ce dont je rêve :
-le renforcement des moyens des associations d'aides aux victimes, en priorité celles qui recueillent la parole des victimes au téléphone, les orientent et les conseillent ;
-la possibilité de déposer plainte, sur rendez-vous (même en cas d'urgence) et dans un bureau isolé, dans un commissariat ou une gendarmerie dont au moins deux agents sont formés sur les violences sexuelles ;
-la possibilité de voir un psychologue au commissariat ou à la gendarmerie dès le dépôt de plainte ou au maximum le lendemain ;
-la prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale des soins psychologiques, d'ostéopathie et de sophrologie (y compris les restes à charge donc) ;
-le renforcement des moyens en psychologues et psychiatres des centres médicaux et des hôpitaux publics, ce qui profitera d'ailleurs à toute la population ;
-une expertise psychiatrique obligatoire de l'agresseur au cours de l'enquête préliminaire ;
-au moins trois auditions obligatoires pour étudier la personnalité de l'agresseur au cours de l'enquête préliminaire ;
-l'embauche de plusieurs magistrats (au parquet et au siège) spécialisés dans la lutte contre les violences sexuelles dans tous les ressorts des tribunaux judiciaires ;
-des sanctions à l'encontre de toutes les organisations (entreprises, associations, fondations…) n'assurant pas de prévention des violences sexuelles par le biais d'une formation (une journée minimum) au cours de la première année après l'embauche d'un.e salarié.e.
Je m'estime très chanceux car je ne ressors pas broyé de la procédure judiciaire, qui a même participé à ma reconstruction psychologique. Mais combien sont les victimes qui ressortent anéanties alors qu'elles pensaient trouver un minimum de considération et de réparation ?