Billet de blog 19 octobre 2015

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Philippe LEGER

Ancien journaliste. Secrétaire général du Comité Européen Marseille.

Abonné·e de Mediapart

On a commémoré à Marseille les massacres du 17 octobre 1961

On a commémoré à Marseille la nuit sanglante du 17 octobre 1961 à Paris. La grande marche pacifique des « autochtones algériens », « Français à part entière » mais qui ne jouissaient pas de tous les droits rattachés à la citoyenneté française, avait tourné ex abrupto à la ratonnade sanglante avec l'intervention des forces de « l'ordre » dirigées par Maurice Papon.

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Illustration 1
Photo extraite du film « Ici on noie les Algériens », un film documentaire français réalisé par Yasmina Adi, sorti en 2011.

« Nous sommes descendus dans la rue à Paris pour protester contre le couvre-feu discriminatoire qui nous était imposé... Nous sommes descendus dans la rue pour protester contre toutes les formes de mépris et de vexation dont nous faisions l'objet depuis toujours, alors que nous étions des citoyens de la République française...» scande M. Ali Haroun dans la salle de l'Espace Cézanne, à deux pas de la Canebière, à l'adresse d'un nombreux public. Ce responsable de la Fédération de France du FNL (de 1954 à 1962), puis ministre dans le gouvernement algérien, était à Marseille le samedi 10 octobre dernier, à l'invitation de l'Ufac – Union des Universitaires Algériens et Franco-Algériens. Pour commémorer la nuit sanglante du 17 octobre 1961 à Paris.


« Ici on noie des Algériens »
Toujours traités comme  « indigènes » et considérés comme les héritiers d'une nationalité française dénaturée (une nationalité par défaut, celle de sujets qui ne peuvent revendiquer une autre nationalité du fait de leur soumission à la France), les « autochtones algériens » ne jouissaient pas au début des années 60 de tous les droits rattachés à la citoyenneté française, bien que déclarés « Français à part entière » par les ordonnances de 1958.


M. Ali Haroun, très émouvant lors de son évocation du 17 octobre 1961.(Ph : Ph. L.)


De 1954 à 1962, M. Ali Haroun a été un des responsables de la Fédération de France du FLN, organisateur de cette marche pacifique des Algériens sur Paris qui a tourné ex abrupto à la ratonnade sanglante avec l'intervention des forces de « l'ordre ». Près de 18 500 personnes arrêtés et un bilan terrible : des centaines de victimes, des cadavres par dizaines charriés par la Seine...
L'écran de la salle de l'Espace Cézanne affiche des photos prises à l'époque. L'une d'elle est particulièrement édifiante. Accrochée à une rambarde d'un quai de la Seine, une immense banderole proclame  : « Ici on noie les Algériens » (1).
La commémoration à Marseille avait pour but de ranimer les mémoires défaillantes. De lever une nouvelle fois le tabou.
Elle a aussi été l'occasion de faire un point sur les relations entre la France et l'Algérie et d'évoquer la situation en Méditerranée.

Le 17 octobre à Paris : les « indigènes » de la République ont manifesté pour la reconnaissance de leur dignité et de leurs droits de citoyens... Pas pour revendiquer le droit à l'indépendance de l'Algérie
La mémoire de cet événement se perd en France. Et quand la manifestation du 17 octobre 1961 est évoquée, c'est souvent en lui attribuant, en toute bonne foi, un objectif qui n'était pas le sien. En 2012, à l'occasion du 51e anniversaire de la manifestation, le président François Hollande n'a-t-il pas reconnu « avec lucidité, au nom de la République, la sanglante répression au cours de laquelle ont été tués des Algériens qui manifestaient... pour leur droit à l'indépendance » ?
Eh bien non... ! Les Algériens, alors « citoyens français » ou plus exactement « Français Musulman d'Algérie » - FMA, pour reprendre la terminologie raciste de l'époque, n'ont pas manifesté le 17 octobre 1961 ... pour « leur droit à l'indépendance » !
« Ils ont manifesté pour le respect de leur dignité, pour leurs droits de citoyen dans la République française ! » C'est une vérité qu'a tenu à exprimer M. Ali Haroun.
Suivant son exemple, les autres orateurs n'ont pas relevé de manière explicite l'erreur du président Hollande. Au contraire, tous lui ont rendu hommage pour sa reconnaissance de « la sanglante répression ». Un événement effacé de la mémoire française. Le geste présidentiel a contribué a en raviver le souvenir.

La manifestation nocturne et pacifique du 17 octobre 1961 organisée par la Fédération Française du FLN (Front de Libération Nationale), a rassemblé sur les pavés parisiens des milliers de « Français Musulmans d'Algérie ». Ce sont d'honnêtes travailleurs qui vivent dans des bidonvilles de la banlieue parisienne qui ont défilé ce soir-là. Les hommes sont souvent en costume, chemise blanche et cravate, rasés de près, « comme pour un mariage ».
Bravant le couvre feu auquel ils sont astreints, ces « Français Musulmans d'Algérie » défilent en cette nuit du 17 octobre 1961, en famille, avec leurs épouses et leurs enfants. Tous ont revêtus leurs plus beaux habits. Tout à coup, sans crier gare, les forces de « l'ordre » ouvrent le feu. La « ratonnade » sanglante se poursuit au bord de la Seine. Des hommes sont abattus et leurs corps jetés dans le fleuve.
La « ratonnade » vengeresse est couverte par Maurice Papon, préfet de police de Paris (haut fonctionnaire de « l'État dit Français » sous l'Occupation), avec l'approbation tacite du général de Gaulle. Pour beaucoup d'observateurs : c'est un crime d'État.
Combien de blessés ? Combien de morts ? Les chiffres avancés jusqu'à aujourd'hui font l'objet d'une controverse. Papon* et son ministre de l'Intérieur, Roger Frey*, dressent un premier bilan : « 2 morts et quelques blessés parmi les manifestants. Une douzaine d'officiers de police hospitalisés... On renvoie ces prochains jours en Algérie une majorité de manifestants arrêtés »... Fermez le ban !
Chiffres aussitôt contestés par l'Humanité et Libération (il ne s'agit pas du « Libération » d'aujourd'hui, mais du journal de la Résistance, édité par le mouvement - non communiste - Libération-Sud, il a paru de 1941 à 1964).
Le Figaro
dénonce les exactions commises par la police ; Le Monde alerte ses lecteurs sur des conditions de détention indigne et démontre l'invraisemblance des annonces officielles.
Les journaux populaires, le Parisien libéré, l'Aurore, Paris Match se contentent de reproduire les bobards de la version officielle ; ils contribuent à anesthésier la majorité de la population française.
La classe politique questionne Papon et le ministre de l'Intérieur : « Est-il vrai que 50 Algériens ont été tués dans la cour de la préfecture, que 150 cadavres ont été repêchés dans la Seine ? » À ces questions qui se font pressantes, ils répondent par un parfait silence radio.
On se livre à toutes sortes de spéculations. On minimise ou on exagère. « On n'a pas tout comptabilisé :  la Seine a pu charrier des cadavres jusqu'à la mer... »
À l'Espace Cézanne, 54 ans plus tard, les personnes dans le public reprennent mot à mot les mêmes arguments, les mêmes spéculations.
Il existe un rapport sur les archives de la Préfecture de police relatives à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961. Le fichier PDF est à télécharger ici
Ce rapport comprend notamment les archives de l'IGS (inspection générale des services) et de l'institut médico-légal (IML) versées à la fin des années 90.
En résumé : « Il apparaît que les événements du 17 octobre 1961 s'insèrent dans un contexte qui déborde cette journée et que la manifestation a donné lieu à une répression très dure. La mission ne peut donner le chiffre des morts avec assurance mais conclut à des dizaines de victimes ce qui est supérieur au bilan officiel (sept morts) mais très inférieur aux centaines de victimes dont il a été parfois question. »
M. Ali Haroun a évoqué devant le public marseillais « 200 morts et des centaines de blessés chez les manifestants ». Pour lui, de nombreuses disparitions s'expliquent « par le refoulement en Algérie de centaines de manifestants et leurs familles dans les semaines qui ont suivi la répression. C'est donc à tort, a-t-il insisté , qu'on a comptabilisé les personnes refoulées avec les morts. »
La manifestation du 17 octobre 1961 est à situer dans son véritable contexte, celui d'une guerre qui ne disait pas son nom. D'une « sale guerre », dira-t-on plus tard, que la censure camouflait sous les termes de « maintien de l'ordre » et de « pacification ». La presse française utilisait l'expression « les événements d'Algérie. »
« Le terrorisme musulman est à l'origine de drames » pour l'éditorialiste du Monde, Jacques Fauvet, qui se fait accusateur au lendemain du 17 octobre. Eh bien non ! Ce sont la dignité et les droits bafoués des Algériens, du commencement de l'occupation à la fin de la période coloniale qui sont en cause.
Comme le fait remarquer M Ali Haroun, « du début de la colonisation de l'Algérie à la reconnaissance de son indépendance, du premier au dernier jour, les atteintes à la dignité et les vexations de toutes sortes n'ont jamais cessé ».


M. Yves Bonnet, préfet honoraire, ancien directeur de la DST. (Ph : Ph. L.)

Aujourd'hui, la page est tournée mais le devoir de mémoire reste... Et des hauts fonctionnaires français sont vigilants.
Présent à cette commémoration du 17 octobre à Marseille, le préfet honoraire Yves Bonnet, ancien directeur de la DST, a rapporté au public de l'Espace Cézanne, une anecdote très révélatrice. Il a opposé un non catégorique à Gaston Defferre, ministre de l'Intérieur au début des années 80, qui lui ordonnait « de liquider Carlos », un dangereux terroriste. M Yves Bonnet lui a fait comprendre que « ce n'était pas l'idée qu'il se faisait de la fonction publique. » Defferre, ne lui en a pas gardé rancune. Dix ans plus tard, la DST se couvrira de gloire en arrêtant « Carlos ». Conduit en France, il sera traduit en justice et condamné.


De gauche à droite : Mme Houaria Hadj Cheikh ; MM. Abdelkader Haddouche ; Yves Bonnet ; Ali Haroun. (Ph : Ph. L.)
 
L'image que nous conserverons de cette commémoration du 17 octobre 1961 à Marseille, c'est l'accolade d'Yves Bonnet, ancien haut fonctionnaire de l'État français, cette accolade qu'il a donnée spontanément et fraternellement à l'ancien responsable algérien de la Fédération France du FLN, M Ali Haroun. Ce dernier est apparu comme un homme honnête et droit, qui a combattu avec détermination mais sans haine. L'histoire a montré que sur le sol de la métropole française, la Fédération de France du FNL a toujours mené des opérations ciblées. Pas de terrorisme aveugle, contrairement à l'OAS. Elle a combattu pour qu'on respecte ces droits proclamés par notre constitution comme « naturels, inaliénables et sacrés. » Ce sont des hommes de sa trempe qui ont fait du combat de chaque militant algérien, le combat de tous les hommes conscients de leur dignité, de leurs droits et épris de liberté. Partout dans le monde. Comme le démontre l'écho retentissant rencontré à New York dans l'enceinte de l'ONU...  le "machin" comme l'avait surnommée le général de Gaulle.
La commémoration du 17 octobre 1961 constitue un rappel de ces droits de l'Homme et du Citoyen, qui transcendent toutes les frontières, celles des États comme celles des administrations, et toutes les obédiences, idéologiques comme religieuses. C'est une piqure de rappel destinée à renforcer la vigilance de tous les démocrates, de toutes les personnes éprises de liberté et de justice.

La commémoration a donné l'opportunité d'échanger et de débattre, de jeter un regard sur des problèmes qui nous concernent tous
La commémoration du 17 octobre 1961 a donné lieu à Marseille à des interventions brillantes de personnalités politiques et religieuses, et à des débats remarquablement modérés par Mme Houiria Hadj Chiekh, maire adjoint du 7e secteur de Marseille. Se sont notamment exprimés à la tribune : MM. Ali Haroun, responsable de la Fédération de France du FLN, ancien ministre de la République algérienne, démocratique et populaire ; Yves Bonnet, préfet honoraire, ancien directeur de la DST ; Ghaleb Bencheikh, président de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, bien connu des téléspectateurs de la 2 ; Roland Caucanas, directeur de l'Institut catholique de la Méditerranée ; Azedine Gaci, Recteur de la mosquée Othman de Villeurbanne ; Raphaël Liogier, sociologue, philosophe, professeur des Universités de Sciences Po, extrêmement convainquant.


M. Abdelkader Azazen, un des deux survivants de la manifestation du 17 octobre 1961 présent à la commémoration de Marseille, apporte son témoignage.
Dans le public, parmi de nombreuses interventions, nous avons relevé celle de M. Abdelkader Azazen, un des deux seuls témoins présents à cette commémoration de la manifestation du 17 octobre à Marseille. L'autre témoin étant M. Ali Haroun.
Le programme concocté par les universitaires de l'Ufac a permis aux orateurs de faire un large tour d'horizon sur le devenir de la société algérienne, d'en mesurer les aspirations et les blocages. De faire un point sur les relations algéro-françaises pour mieux en mesurer les intentions et les actes.
On a évoqué «le dialogue interculturel méditerranéen » mais aussi la crise des migrants dans l'espace européen. L'arrivée en masse de réfugiés de guerre peut-elle être considérée comme un « retour de bâton » ? On connaît le rôle joué par des États européens. Ils ont contribué au renversement des dictatures sur la rive sud, sans assurer le service après-vente, si l'on peut dire. Résultat : des pays totalement déstabilisés, en proie à des affrontements cruels et sans fin, fuis par leurs habitants qui veulent émigrer en masse vers l'Europe. Autres thèmes abordés : « le conflit au Sahel : vers un règlement politique ou l'enlisement par la terreur ?... Monde arabo-musulman : vers une fin tragique comme l'Empire Ottoman ?»
Un événement très suivi
Pour la commémoration du 17 octobre , le maire de Marseille, M. jean-Claude Gaudin, avait délégué Mme Noro Issan-Hamad, conseillère métropolitaine (UDI).
Mme Lisette Narducci, maire du 2e secteur de Marseille (PRG), M. Patrick Mennucci, député (PS) et président du groupe France-Algérie à l'Assemblée Nationale, et d'autres élus encore, ainsi que des représentants de parti, comme M. Miloud Boualem (Modem), de nombreux dirigeants d'associations (Mme Assia Boubiaf –Agr Asso- Droit devant ; M. Slimane Azzoug – Club 92...) et de syndicats ont manifesté par leurs interventions, leurs présences ou leurs passages, leur intérêt pour cette commémoration. Nous avons relevé la présence de Maitre Serge Pautot, instituteur en Algérie dans le cadre de la coopération, ainsi que de nombreux amis de l'Algérie dont la liste serait fastidieuse à énumérer ici.
L'événement était couvert en direct par Jacques Soncin de radio Gazelle, filmé par le réalisateur algérien Kamel Okeil et des télévisions algériennes.
Le Comité d'organisation de la commémoration du 17 octobre 1961 était présidé par M. Abdekader Haddouche, député représentant des Algériens du sud de la France à l'APN-Alger qui, à l'issue des débats, a convié le public à poursuivre les échanges autour du verre de l'amitié. Philippe LEGER


La maire du 2e secteur, Mme Lisette Narducci et un membre du Comité d'Organisation..(Ph : Ph. L.)


De gauche à droite : M. Milhoud Boualem, représentant le Modem, et M. Patrick Mennucci, député (PS) (il cédera gracieusement sa place à Mme Lisette Narducci.) Ph : Ph. L.


De gauche à droite : MM Abdelkader Haddouche, député ; Me Serge Pautot, ancien instituteur coopérant en Algérie. (Ph : Ph. L.)


Quelques vues de la salle pendant les interventions (Photos communiquées par le Comité d'Organisation).

* Dans son ouvrage-révélation sur «l'Affaire Papon», Michel Slitinsky écrit: «La vérité oblige à dire que sous l'autorité de Roger Frey, ministre de l'Intérieur, Maurice Papon a été un préfet de police répressif jusqu'au sang.» Il précise : «Le 17 octobre 1961 et dans les jours suivants, il fait jeter des Algériens dans la Seine et en fait tuer un certain nombre sous ses yeux. (...) Il y a des morts, des noyés dans la Seine, des pendus dans le bois de Vincennes, des agonisants dans les fourrés. (...) Mais les états de service de Maurice Papon ne se limitent pas à cet octobre sanglant de 1961. Le 8 février 1962, alors que des manifestations ont lieu à Paris contre les attentats de l'OAS, des incidents éclatent au métro Charonne, qui se soldent par neuf morts. Conclusion laconique de Michel Slitinsky : Il ne fait pas bon être juif à Bordeaux en 1942, Algérien à Paris en 1961, antifasciste à Paris en 1962. »

(1) voir la bande annonce du film « Ici on noie les Algériens »

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