Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle on a appelé « les invisibles » une catégorie de citoyens ruraux ou habitants de la périphérie urbaine dont le vote a surpris. Ceux-là ont déjà retrouvé une visibilité. Mais les vrais invisibles, peut-être parce qu’ils ne votent pas (ou rarement), ce sont les personnes qui habitent la rue, dont la présence sur nos trottoirs crève pourtant les yeux. C’est la partie la plus visible de l’iceberg de la Précarité. Ils en font partie mais en constituent la partie la plus extrême, celle qui appelle une assistance à personne en danger, catégorie qui n’a et n’est plus rien, … nos concitoyens ! A la fois partie prenante du contrat social qui nous lie et symboles d’une cohésion sociale qui se délite. Dans la campagne présidentielle, qui en parle ? Ils sont hors champ.
On a beau avoir retiré du code pénal, en 1992, le délit de « vagabondage », les Français continuent de se représenter les gens de la rue comme des vagabonds plutôt que comme des citoyens. Ceux-ci leur font à la fois peur et honte. Comment peut-on aujourd’hui, dans notre pays, mourir prématurément dans nos rues ! Chacun sait confusément qu’il habite un Etat de droit qui ne le respecte pas. La loi DALO (Droit Au Logement Opposable), par exemple, n’est pas respectée.
Car c’est une affaire de Droit et même de Droits de l’Homme. Quoi, en France, pays des Droits de l’Homme ? ! On aurait en effet tendance à limiter les Droits de l’Homme à la liberté et à l’égalité juridiques, et on oublie l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, plus basique : « Toute personne (a droit ) à un niveau de vie suffisant pour elle-même et pour sa famille. » Quant à l’accès aux soins, l’article 12 parle « du droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mental qu’elle soit capable d’atteindre ». Enfin, la Charte sociale européenne révisée de 1996 évoque expressément les « SDF » quand elle demande aux Etats de s’engager à « favoriser l’accès au logement d’un niveau suffisant (…) à prévenir et à réduire l’état de sans-abri en vue de son élimination progressive ». Ces textes ne sont pas tous ratifiés ni également contraignants. Mais ils pourraient au moins inspirer le programme d’un candidat à la présidence de la République.
Jospin en 2002, Sarkozy en 2006 avaient donc des raisons de promettre la fin des « SDF ». Ces promesses furent prises pour des galéjades. A juste titre, il suffit pour s’en convaincre de se promener aujourd’hui dans les rues de nos villes, la nuit. Du coup même plus de promesse ni de formule incantatoire. Que pourrait dire d’ailleurs le Président sortant, récemment échaudé par deux rapports sévères du Parlement et de la Cour des comptes sur une prétendue « rénovation » du système d’aide » (avec un présomptueux slogan : « le logement d’abord »), taxé par les rapporteurs de « coquille vide ».
Mais le candidat de l’Opposition ? Pourquoi ne trouve-t-on pas dans ses 60 propositions, une seule qui concerne spécifiquement la grande précarité, la Rue ? Il parle certes de la Précarité. On trouve dans sa réponse au Collectif des associations unies pour une nouvelle politique publique du logement des personnes sans abri et mal logées des avancées sur le logement social, les expulsions. Pour la grande précarité, il annonce l’ouverture de nouvelles « structures d’urgence ». L’expression est ambiguë. Hébergement n’est pas logement. L’hébergement doit être l’exception. C’est le logement qui est le droit fondamental.
On attendrait donc de lui qu’après un constat évident de faillite d’une politique de l’urgence et de l’hébergement trop longtemps pratiquée, il oppose au dénigrement tactique de l’« assistanat » pratiqué par son adversaire, l’affirmation claire qu’une autre politique est possible, une politique d’accompagnement des personnes de la rue vers l’autonomie et le logement. Cela suppose un redéploiement des dépenses, la multiplication de petites structures d’accueil, comme étape vers l’autonomie et le logement, et la création d’une instance transversale qui articule les problèmes de santé, de logement, d’emploi, de sécurité, sans amalgamer tous les sans-abri. Beaucoup peuvent sortir demain de la rue, si on les accompagne dans leur parcours. On sait ce qu’il faut faire. Les associations ne manquent pas d’idées novatrices comme on l’avait vu lors de la Conférence de consensus de 2007. Il y a cinq ans de cela ! La rue n’est pas une fatalité. Une autre politique est possible.
Une telle politique répondrait à une sourde attente de la majorité des français. Il suffit d’interroger les riverains, de constater les gestes anonymes de solidarité, pour comprendre le malaise que suscite le spectacle de la Rue en France. En dépit de l’inquiétude d’une partie croissante de la classe moyenne sur son propre avenir, celle-ci est capable d’entendre l’argument des Droits de l’Homme. Si on cesse de mettre la grande précarité hors champ.