Voici le texte lu au cours de la célébration d'hommage aux Morts de la rue, mercredi 18 novembre Place du Palais Royal, à Paris.
Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contre nous endurcis…
Ainsi au Moyen-âge, par la voix du poète François Villon, les pendus apostrophaient-ils les passants. Et nous, aujourd’hui, pour faire entendre à d’autres passants la voix d’autres « sans-voix », nous avons choisi d’installer ce cimetière d’un jour sur la place du Palais-Royal.
On a évoqué tout-à-l’heure un espace du grand cimetière de Thiais où la Mairie de Paris, c’est-à-dire nous, les parisiens, enterrons les isolés et les abandonnés, dont certains morts de la rue. Cet espace, autrefois appelé « carré des indigents », vient d’être rebaptisé « espace de la fraternité » Eh bien nous, ce soir, rebaptisons pour un jour la place du Palais Royal en « espace de la fraternité avec tous les Morts de la rue ».
Il peut paraître incongru d’installer les grands exclus au cœur d’un quartier qui symbolise le pouvoir, la richesse, le luxe, la culture, la beauté, toutes choses dont ils ont été privés, définitivement pour la plupart, quand ils sont, comme on dit, tombés dans la rue. Mettez-les sur les marges, dira-t-on, ce sont des « marginaux ». C’est le contraire que nous avons décidé de faire : les replacer au cœur de la cité où ils sont morts.
Avouons-le, les voir à notre porte, dans le métro, sur les trottoirs nous gêne. Car il est presque insupportable de penser que le même lieu, les rues de nos villes, LA RUE qui est à tout le monde, soit en réalité pour les uns un lieu de vie, le moyen de rentrer chez soi, d’aller à son travail, de se promener, d’aller au cinéma ou chez ses amis, et, pour quelques autres, un espace de mort, lente ou brutale, lieu d’errance ou de stagnation à haut risque, de solitude et de dénuement, un non-lieu, un mouroir. Alors on passe , en essayant de ne pas voir.
Nous voulons bien les assister, nous dépensons même de l’argent pour cela. Mais qu’on les mette à l’écart ! L’absence d’une véritable politique et parfois nos comportements vont dans ce sens. Dans la bonne conscience générale, l’Etat, qui subventionne mais ne pilote pas, se défausse sur les associations qu’il charge de maintenir les sans-abris en survie, dans des hébergements encore inadaptés. Surtout pas de morts, cet hiver !
Or ceux qui viennent de mourir demandaient tout autre chose. Figurez-vous que ces gens-là, si marqués pourtant, parfois abîmés, par le malheur, l’injustice ou même les fautes qu’ils avaient commises, ces gens-là avaient une exigence démesurée : être reconnus et sortir de la rue pour vivre comme tout le monde, au milieu de tout le monde. Ils demandaient un « chez soi », leur autonomie, les moyens de retrouver le simple désir de vivre. Ils prétendaient avoir droit à cette aide dans un des pays les plus riches du monde et, qui plus est, le pays des Droits de l’homme. On était tenté de leur dire : attendez qu’on ait résolu la crise mondiale. Eux en faisaient un préalable à toute politique. Et ils avaient raison. Nous ne leur avons pas permis de nous rejoindre. Or si nous n’offrons pas sa juste place à l’autre, ne mettons-nous pas en péril notre propre humanité ?
Il suffirait en effet de regarder, d’un peu près, dans sa complexité, la situation singulière de ces accidentés de la vie, pour s’apercevoir que, chacun sur son parcours, cumule plusieurs formes de nos fragilités, qu’elles soient familiales, sociales ou concernent la santé, le travail, le logement. Or notre société ne supporte plus de voir sa propre vulnérabilité. Ils sont bien des nôtres, ils nous ressemblent, ils font partie de nous. Et c’est pourquoi la rencontre de ces témoins incontournables de la difficulté de vivre révèle la réalité occultée de notre société, et devrait être le moyen d’une prise de conscience. Avant de s’interroger sur l’identité nationale, la France ne pourrait-elle pas s’interroger sur la solidarité nationale ? Quel visage a-t-on avec un cœur endurci ?
Osons donc nous regarder en face : nous sommes embarqués dans le même bateau, que nous le voulions ou non. Si ce n’est pas la vie, c’est la mort qui le dira. Serait-elle seule capable de nous mettre enfin à égalité ? Comme l’écrivait encore, et pour finir, François Villon, dans ces quelques vers de son Testament :
Je connais que pauvres et riches,
Sages et fols, prêtres et lais,
Nobles, vilains, larges et chiches,
Petits et grands, et beaux et laids,
Dames à rebrassés collets,
De quelconque condition,
Portant atours et bourrelets,
Mort saisit sans exception.
Pour clore cette cérémonie, nous vous proposons donc un geste collectif, dans le silence du recueillement. De nos mains réunies formons symboliquement un grand cercle avec les amis, présents ou absents qui, ces temps-ci, à Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nice, Rennes, Rouen, Bruxelles, Kielce… organisent le même genre de célébration Et en son centre, mettons ce soir à l’honneur, en fraternité dans la mort, autour de ce cimetière éphémère, au cœur de la ville, les Morts de la rue.