Patients attachés à leur lit, laissés sans traitements ou sans chauffage, menaces, corruptions… Depuis plusieurs années, les plaintes s’accumulent dans les hôpitaux estoniens. Enquête sur ces dérives.
« Mon père était en phase terminale. Il a été attaché pendant plusieurs jours sur son lit et ne pouvait pas bouger. Les infirmières lui ont donné des calmants en surdose. Il avait des hallucinations et perdait la tête. Nous l’avons transféré dans un autre hôpital au bout de deux jours et la situation est tout de suite revenue à la normale ». Même s’il l’a racontée des centaines de fois, Toomas Trapido a toujours les yeux brillants et la voix qui tremble quand il confie l’histoire de son père. Ancien député du Parti Vert, il a depuis ajouté à ses combats écologiques la défense des droits des patients.
Un témoignage parmi d’autres. Depuis plusieurs années, les plaintes de patients victimes de mauvais traitements se multiplient, principalement dans les services de psychiatrie, de gériatrie et de soins palliatifs. L’an dernier, une enquête réalisée par une thésarde de la prestigieuse université de Tartu estimait que 1500 personnes meurent chaque année d’erreurs médicales, un chiffre alarmant vu la faible population du pays (1,3 million d’habitants).
En avril dernier, un reportage télévisé a scandalisé l’opinion : la caméra cachée montrait des patients attachés à leur lit, menacés par des médecins qu’il fallait, parfois, soudoyer. L’hôpital de Keila y était particulièrement visé pour ses mauvais traitements. Et son directeur, Andres Peri, se voyait soupçonné de corruption pour avoir vidé le compte d’un patient après sa mort et extorqué de l’argent à certains malades ayant besoin de prolonger leur séjour à l’hôpital. Une enquête a été ouverte par la police. Le gouvernement a tenté de calmer les esprits, à l’instar du ministre des Affaires Sociales, Hanno Pevkur, pour qui le dossier est aujourd’hui clos.
Interview de Hanno Pevkur, ministre estonien des Affaires Sociales
Une longue liste de victimes
Présidente de l’association estonienne pour le droit des patients, Pille Ilves se félicite de ces révélations qui agitent les médias : « grâce à ça, nous avons eu de l’attention. J’ai même eu le droit à une audition de quinze minutes par la commission des Affaires sociales du Parlement ». Elle nous présente une longue liste de victimes. Objet des plaintes : patients attachés dans l’impossibilité d’aller aux toilettes, surmédication, manque d’information, infirmières et personnel soignant absents ou injoignables…
Une situation que confirme une jeune interne en chirurgie dans un hôpital de l’est du pays. Elle préfère témoigner anonymement. « En soins palliatifs, j’ai vu plusieurs fois des patients attachés à leur lit. Les infirmières et les aides-soignants ne sont pas assez nombreux. Ces patients nécessitent des soins permanents, certains perdent la tête, alors ils préfèrent les attacher pour ne pas avoir de problèmes avec eux. » Une de ses patientes transférée en soins palliatifs lui est revenue quelques semaines plus tard aux urgences, avec des escarres sur tout le corps. « C’était la pire journée de ma vie », raconte t-elle. Puis de rappeler que de nombreux hôpitaux et médecins n’ont rien à se reprocher.
Depuis plus de dix ans, la tenace Pille Ilves se bat pour porter en justice les plaintes des patients et de leur familles. « Beaucoup s’arrêtent avant, déplore t-elle. La procédure est très longue et coûteuse. Et on ne gagne pas à chaque fois ». Pour les victimes, il n’y a pourtant pas d’alternative. « Il faut réformer le système de plaintes pour les patients», insiste Toomas Trapido. Seuls cinquante patients sont allés jusqu’à porter plainte, dénonçant des abus dans 16 hôpitaux. Certains ont subi des menaces des médecins, prêts à falsifier des documents officiels. « Quand ils sont mis en cause, les médecins accusent les patients de folie ou de sénilité », illustre Toomas Trapido, en citant l’exemple de son père.
Des hôpitaux comme à l’ère soviétique
Médecin reconnu, Ivo Kolts exerce à Tartu, la deuxième ville du pays. Il est l’un des rares à se battre pour une meilleure prise en charge des patients. « Il faut mettre un terme à la loi du silence qui règne dans le monde médical, s’insurge t-il. Il est urgent de le réformer en profondeur car ces cas de maltraitance ternissent la réputation des médecins qui font leur travail correctement ».
Selon lui, le système hospitalier fonctionne encore comme à l’ère communiste. Des contrats entre l’Etat et les hôpitaux, négociés chaque année, déterminent des quotas d’opérations pour chaque service, rappelant les plans quinquennaux soviétiques. Pour la jeune interne, certains médecins continuent à exercer comme à l’époque : « Ils se considèrent toujours comme des dieux, qui dictent des ordres que personne n’a le droit de discuter. Ils ne communiquent pas du tout avec leurs patients».
Des crédits insuffisants
Les problèmes financiers ne sont pas étrangers à ces dérives. En Estonie, on manque d’infirmières. On en compte six pour 1000 habitants, contre 12 en Finlande et le pays en forme moins qu’il n’en perd chaque année. Mal payés, les médecins n’hésitent pas à traverser la mer Baltique pour rejoindre la Finlande, où les salaires sont multipliés par trois ou quatre. Globalement, les dépenses de santé de l’Etat n’atteignent que 6,1% du PIB, contre 9% au niveau européen. Une note de l’OCDE, rédigée en avril, souligne le manque de moyens alloués par le gouvernement au système de santé et recommande une augmentation générale des salaires du monde médical.
Le gouvernement reste sourd aux appels des associations et des victimes. A l’hiver 2011, Pille Ilves a pourtant obtenu de deux partis d’opposition qu’ils incluent dans leur programme une loi pour le droit des patients. Mais les deux partis de la coalition, le parti du Centre et le parti de la Réforme, l’ont ignorée jusqu’à présent.
Aglaé de Chalus