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Partout, le goût de l’amer !
Après la seconde guerre mondiale, Grand-mère s’appliquait à dire aux générations suivantes « Plus jamais ça ! » prônant la paix avec une sagesse infinie, comme un appel désespéré venu du plus profond de son être. Et pourtant, huit décennies plus tard, le temps suinte toujours l’amer pendant que la mémoire visuelle s’estompe peu à peu et s’enfuit dans les limbes de l’enfer du va-t-en-guerre. Ici, les flux et reflux de la mer éclipsent la mémoire et érodent peu à peu les vestiges encore apparents du passé.
Dans ce monde devenu, à différents endroits de la planète, là-bas, les sirènes sonnent toujours l’alerte, les bombes sifflent, les éclats d’obus crépitent. Infimes parties visibles des affres endurées et des folies subies. Affamée, tiraillée par la peur, entourée ou touchée par la mort, la population avance, recule, se déplace, revient, repart, se déporte emportant avec elle un peu d’essentiel et toutes les souffrances physiques, toutes les blessures psychologiques et morales et les traumatismes de dépossessions laissant derrière elle des familles, amis, voisins… et des pans entiers de repères de vie.
Refaat Alareer, écrivain, poète, professeur de littérature, activiste palestinien (mort à Gaza le 6/12/2023) écrit dans son dernier poème , « Si je devais mourir » « Il vous appartiendra de vivre ». Un appel qui résonne comme une volonté absolue de transmettre sa propre histoire mais aussi celle de tout un pays :
"If I must die
You must live
To tell my story "
D’autres cris dévoilent quelques soulagements et de nombreuses blessures : « Coffee est resté un ami dans cette guerre ; cela aggrave nos malheurs, supprime notre faim et guérit nos nerfs endommagés »… « Je prépare ma tasse de café du matin sur cette cheminée ordinaire de fortune, en utilisant quelques mauvaises herbes du sol et des pages de livres qui ne sont plus utiles… » Mohammad Hijazi, écrivain, journaliste, poète palestinien (mort le 5/1/2025 au camp de Jabaliya, au nord de la bande de Gaza) ajoute amèrement : “J'en ai marre de dire adieu à mes proches et paix à ceux qui sont déjà passés ».

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Toujours, cet arrière-goût d’amertume !
Après l’exode et l’armistice, de retour à ses racines et après l’achèvement de la reconstruction de la maison familiale, Grand-mère voulut, pour le reste de sa vie, goûter les petits moments simples de la vie et en apprécier plus que jamais chaque seconde. Soigneusement emmitouflée, aux temps frisquets de l’hiver et dès les premières lueurs du jour, elle vidait le cendrier de la cuisinière en fonte.
Quelques bouts de bois fendus bien secs, quelques feuilles froissées de papier journal. D’un geste sec, elle craquait l’allumette. Le foyer s’embrasait. Et au moment précis de son presque apaisement, elle enfournait une pelletée de charbon.
S’enchainait ensuite le « petit jeu du clapet d’air », ô combien important et immuable afin de moduler tirage et intensité de la flamme ! Elle déposait sur le feu la bouilloire remplie d’eau et sortait la cafetière, un duo émaillé blanc décoré de quelques fleurs du temps des cerises.
Puis, à l’écoute de son transistor, elle s’accordait un petit répit. L’heure de l’infusion annonçait le café, une façon agréable de commencer la journée ! Rien à voir avec les succédanés avalés pendant cette longue période de guerre.

Selon son humeur matinale, elle choisissait un paquet rangé dans le placard. Ce matin l’arabica, aux fragrances douces, fruités, florales et aromatiques, avait sa préférence laissant le robusta aux effluves acides, corsées et amères pour un autre moment de la journée.
D’un geste réflexe ajusté, elle versait les grains torréfiés dans le moulin en bois et les broyait avec beaucoup d’attention afin d’obtenir la juste fine, mais pas trop fine, poudre désirée. Elle versait la préparation dans le filtre de la cafetière et saupoudrait le tout d’une pincée de chicorée aux notes subtiles de caramel et de noisette, spécialité du terroir.
Soudain, la bouilloire sifflait avec élégance un chant frissonnant et diffusait sa vapeur. L’eau chaude, transvasée peu à peu, gonflait la mouture, répandait un arôme suave parfumant toutes les pièces de la maison ! La décoction comme la torréfaction restaient décidément un art délicat savamment cultivé au fil des jours !
« Un bon café est une harmonie mystérieuse et un parfait équilibre entre saveurs des grains, goût de caféine et degré de torréfaction ! » disait-elle d’un ton solennel empli d’une discrète finesse ancestrale, précisant avec ironie : « Café bouillu, café foutu ! ».
Finalement, l’instant magique pointait son nez ! Elle versait délicatement sa première tasse de café matinal, tournait lentement la cuillère pour dissoudre le morceau de sucre ajouté et dégustait avec une infinie émotion la première gorgée, celle qui laisse toujours quelques pointes d’amertume dans la bouche.
En quelques instants, l’âpreté disparaissait et le café offrait enfin un goût précieux et authentique d’espoir, libérant paix, bien-être, clairvoyance et sérénité jusqu’à la fin de la journée.
Le marc de café finissait dans le jardin comme pour ancrer dans la terre une part plus sereine de sa vie !