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Billet de blog 30 oct. 2020

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Penser moins pour croire plus : nous sommes tous devenus des caricatures

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Illustration 1

L’abominable assassinat d’un professeur d’histoire dans l’exercice de ses fonctions avait déclenché une nouvelle vague d’hystérie collective dont le débat public français se nourrit désormais régulièrement. Depuis, de Nice à Avignon, des illuminés identitaires ou islamistes ont déversé leur bidons d’huile sur le feu de la discorde nationale.

 « Rayons communautaires » dans les supermarchés, « ravages de l’islamo-gauchisme » dans les universités, les associations, les médias et les partis politiques, « marche à la guerre civile », « islamophobie du pouvoir », « laïcité discriminatoire », le vrai problème c’est « le séparatisme des riches » ou la « communauté tchétchène », ou les réseaux sociaux, les éditocrates haineux, le clientélisme électoral, la mondialisation néolibérale, l’immigration de masse… Amalgames, exploitations démagogiques, analyses fantaisistes crispations identitaires : de toute évidence, l’hebdo satirique par qui le scandale est arrivé n’a pas le monopole de la caricature.

Dans ce climat de peur, chacun joue sa partition. La Valls des invectives et des mises en cause accusatoires, souvent plus grotesques les unes que les autres, constitue un bruit de fond assourdissant. Et dans cette rumeur qui enfle jusqu’à rendre inaudible toute opinion qui ne serait pas hurlée, il ne reste plus qu’à en faire des tonnes, charger la barque, monter sur son char – c’est à dire caricaturer. Car c’est bien le sens de ce mot d’origine italienne, de caricatura, qui signifie « charger de façon exagérée », dérivée de caricare, charger, issu du latin carrus, charriot.

Il s’agit d’en rajouter. Pour faire rire, réfléchir et faire passer un message, on exagère, on provoque, on grossit le trait, on cherche à choquer. Les caricatures sont des voitures-béliers pour forcer les portes de nos consciences, pour nous donner à voir le caché, que la subtilité du langage ou la sophistication des masques pourraient nous dérober. Pendant vingt ans, les Guignols de l’info ont réussi cette prouesse de caricaturer en finesse pour donner à penser sur le monde, la politique et la culture - jusqu’à leur stérilisation par un industriel complice des puissants qu’ils dénonçaient.

Les caricatures sont indissociables de l’exercice de l’esprit libre, de la pédagogie de l’expression publique. Elles servent au débat, mais requièrent une distance. Elles supposent que leurs auteurs et leur public sachent qu’elles ne sont que des exagérations. Quand elles deviennent des opinions ou des croyances, elles cessent d’être drôles, et de nourrir le débat public – pire, elles l’empoisonnent. Ceux qui ont vu l’ancien comique Dieudonné s’intoxiquer au parfum frelaté de ses propres caricatures comprendront bien le phénomène.

Ce phénomène est en train de dégrader notre espace public. Les mêmes caricatures qui ouvraient l’esprit désormais dispensent de penser. La nuance devient une note inaudible dans le concert ronflant de grosses caisses des extrémistes patentés.

Le salafisme est une caricature de la religion musulmane aussi sûrement que le printemps républicain est devenu celle de la laïcité. Evidemment qu’on a le droit, le devoir, même de critiquer les modes de pensées, les croyances des uns et des autres. Mais réduire la liberté d’expression à la capacité d’enchaîner les blasphèmes ou les fatwas, c’est aussi une caricature. Quant à la fièvre meurtrière qui embrase les esprits appauvris par l’enseignement de prêcheurs de haine, en mosquée, en chaire ou en plateau télé, elle est l’expression d’une caricature aussi : celle de la foi, politique ou religieuse. Enfin, ce texte même adressé dans l’espace public est presque une caricature de ces appels à la modération qui restent sans écho.

Penser moins pour croire plus : prisonniers de nos rôles assignés dans la discussion, nous devenons tous des caricatures. Sous de douteuses bannières, nos médias, nos ministres, nos intellectuels, nos universitaires, nos scientifiques mêmes, nous proposent de cesser d’être des citoyens pour devenir des militants. C’est à dire les soldats d’une cause. Et comme tous les croisés, djihadistes et martyrs, chaque cause est évidemment juste, la seule qui mérite de triompher. Les guerres civiles se font à coups de caricatures. Les guerres de religion qui ont abreuvé les sillons européens du sang impur de l’ennemi catholique ou protestant au XVIe siècle furent le premier âge d’or de la caricature.

De plus en plus, nous renonçons à comprendre l’autre pour nous enfermer chacun dans nos propres représentations caricaturales. C’est peut-être un cliché mais nous avons besoin de faire un effort d’intelligence. De doute. De nuance. Et de confrontation pacifique entre perspectives divergentes. Nous devons sortir de nos certitudes, de notre addiction au scandale et repenser notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes.

Retournons à l’école, dont c’est la raison d’être. Et méditons les paroles de l’auteur de la loi de 1905 sur la laïcité : « L’éducation républicaine ne croit pas à des vérités absolues, immuables, intangibles. Elle croit que la vérité elle-même évolue et grandit avec l’esprit humain. »

Inspirés par ces mots de Ferdinand Buisson, en l’honneur d’un professeur d’histoire mort au service du public, faisons de la France une vaste salle de classe républicaine pour chercher le sens de ce monde, et trouver ensemble la sortie de cette impasse où le règne des caricatures nous a enfermés.

Edouard Gaudot

Co-auteur de Dessine-moi un avenir. Plaidoyer pour faire entrer le 21e siècle dans l’école. Actes Sud, 2020

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