Un heureux hasard m’a fait découvrir Héroïne à Pézenas, dans la cour de son hôtel de ville, puis d’en débattre, le lendemain, sur la scène de son vieux théâtre à l’italienne. C’était évidemment un clin d’œil au « moliérisme », cette renaissance, au début du siècle dernier, d’une ville endormie grâce au détour d’une légende théâtrale, méticuleusement renseignée par l’inventeur du tourisme piscénois, Albert-Paul Alliès, auteur en 1908 d’Une Ville d’États. On lui doit notamment le récit d’un Molière allant glaner, à l’heure du marché, expressions populaires et types humains, en ethnologue silencieux, observant et écoutant son monde depuis la boutique du Barbier Gély qui donne sur la place consulaire, assis dans un fauteuil au long panneau de bois aujourd’hui exposé au musée municipal.

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Cette anecdote m’évoque l’immersion de longue durée qui a fourni le matériau d’Héroïne. Sa créatrice, metteure en scène et autrice, Périne Faivre, pratique en effet un théâtre d’enquête, en socio-anthropologue. Tout comme elle s’était plongée dans le passé des archives pour Les Tondues, précédente pièce de la compagnie « Les Arts Oseurs » sur l’histoire méconnue des pas moins de 20 000 femmes victimes de cette humiliation punitive à la Libération, elle s’est, cette fois, glissée, durant de longs mois, dans le présent de la justice, guidée par une source hors pair, Laure Dilly-Pillet, avocate au barreau de Montpellier qui, au final, deviendra l’héroïne de la pièce éponyme.
Une héroïne dont l’expérience de vie, croisant profession et sentiment, métier et émotion, doutes et convictions, fédère tou·tes ces héros-héroïnes du quotidien qui habitent la pièce parce qu’ils tissent notre société, la font vivre et la font tenir, empêchant qu’elle ne s’effondre sur elle-même. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : ce mot prêté à Terence, cet auteur de théâtre latin – de comédies surtout –, né à Carthage et probablement d’origine berbère, convient bien à la farandole de conflits, drames, injustices, tensions, malheurs et bonheurs, que donne à voir Héroïne.
La scène judiciaire est notre miroir social, et c’est ce que réussit à magnifier la pièce en dépouillant cet univers des codes – codes juridiques, codes vestimentaires, codes spatiaux – qui peuvent nous le rendre étrange et étranger. Tout de nos vies ici se reflète, du dérisoire au grandiose, du pathétique au scandaleux, nos misères et nos espoirs, les dominations subies et les oppressions vécues. Mais c’est aussi un miroir déformant dont, parfois sinon souvent, la violence institutionnelle trahit la vérité des êtres que la justice est appelée à juger et à sanctionner.
« On voit des choses, c’est impensable ! » Les notes de l’enquêtrice Périne Faivre qui forment la trame du récit soulignent cet étonnement d’une profane, intriguée par les stratégies de défense, les compromis face à l’accusation, les aléas selon les juridictions. Elle nous le fait partager en restant au plus près des situations concrètes vécues par plaideurs et prévenus et, donc, au plus loin de cette déshumanisation que crée inévitablement le droit, sa langue, ses rituels. Cette réalité, c’est, l’entend-on dire, « la société en train de se dépatouiller d’elle-même ».
Manifestants « gilets jaunes », femmes violentées, migrants désespérés, jeunesses égarées, délinquants occasionnels, criminels endurcis, etc. : la force d’Héroïne est, mieux que de la leur donner, de leur laisser la parole, leur parole, telle qu’elle vient, telle qu’elle surgit, jusqu’à leurs silences ou leurs embarras. Dès lors, nous n’en ressentons que plus vivement la mise à distance par laquelle le cérémonial judiciaire garde l’ordre établi, protège ses dominations sociales, ses injustices économiques et ses répressions étatiques, repoussant et sanctionnant tous ces désordres venus d’en bas où frappe l’espérance d’un changement, ne serait-ce que d’un lendemain sinon meilleur, du moins prometteur.
C’est ainsi qu’Héroïne fait de la politique. Non pas celle des partis ou des programmes, avec ses didactiques et ses embrigadements. Mais, plus essentiellement, une politique du commun, pour et de toutes et tous. En somme, une politique sensible qui nous emmène et nous bouleverse, nous entraîne et nous mobilise. Telle est la magie du théâtre comme art vivant. Son bienfait : l’inestimable bien que nous fait un théâtre bien fait. On pourrait sortir des quatre heures de représentation écrasés par l’injustice et déprimés par l’impuissance. C’est en vérité tout le contraire. On sort d’Héroïne ragaillardi et regonflé, en se passant la consigne : tout de même, on ne va pas se laisser faire !
Spectatrices et spectateurs de toutes ces misères qui sont le lot quotidien de l’avocate-héroïne qui fut à la source documentaire de la pièce, on ne se sent pas accablé mais interpellé. Questionné et concerné. Si Héroïne réussit ce prodige de nous transmettre cette sensibilité, c’est parce que son texte, né d’une recherche personnelle, est indissociable de son jeu, né d’un travail collectif de la compagnie. Son exceptionnelle réussite, depuis sa création en 2021, saluée par la critique et distinguée par des prix, tient à cette marque de fabrique propre à la compagnie « Les Arts Oseurs » qui, au théâtre d’enquête de sa fondatrice, ajoute le théâtre de rue qui réunit toute la troupe dans la diversité de ses métiers, comédien·nes, danseur·ses, plasticien·nes, compositeur·ices.
Ne rien imposer au public, l’inclure et l’embarquer : telle est la règle d’or de ce théâtre qui ne surplombe pas doctement depuis une scène mais se jette dans la mêlée sociale qu’il raconte. Non seulement par son propos, qui en est issu, mais par sa façon de le faire vivre, entièrement immergée dans le flot humain qui en témoigne. En cette matière, Renaud Grémillon, scénographe, compositeur et constructeur, est l’homme-orchestre complice de la metteure en scène Périne Faivre. Un décor qui se trimballe, les dessins du peintre Moreno qui s’inventent et une musique qui se glisse accompagnent des comédien·nes qui, littéralement, se projettent au milieu du public, l’associant et l’impliquant dans cette aventure dont l’enjeu n’est rien moins que ce qui fait tenir droit et debout une société.
Car, dans Héroïne, le droit a plusieurs sens, entre substantif et adjectif : évidemment le droit comme arme pour ébranler l’injustice, mais aussi une invitation à rester droit pour l’affronter. L’enquête documentaire nourrit le premier argument, dont l’avocate-héroïne dit les victoires et les échecs, les regrets aussi. La mise en scène sublime le second impératif, dont témoigne la simple dignité d’une humanité faisant face à l’ordinaire de ses difficultés. Ne pas céder, affronter et résister : c’est la raison de ce titre, Héroïne, dont le singulier convoque bien des pluriels, tous ces anonymes, obscurs ou invisibles, qui se tiennent droit quand, au-dessus d’eux, le monde des dominants qui les exploite et les brutalise ne sait plus se tenir, se laisse aller, s’abaisse et s’affaisse sous nos regards effarés.
Une grande élégance habite ce travail de Périne Faivre et des « Arts Oseurs », et ce n’est pas rien en nos temps d’obscénité médiatique et de vulgarité politique. Démagogie et facilité y sont congédiées au profit d’une rigueur précautionneuse, respectueuse des vies qui l’ont inspirée, attentive aux humanités qui en sont le matériau. Le final de la pièce en est le résumé : quand les protagonistes du théâtre judiciaire se sont retirés, viennent à nous, avec leurs conversations complices, entre collègues, les inconnu·es qui nettoient, rangent et débarrassent la scène qu’ont soudain désertée plaintes et souffrances.
Ainsi les « Arts Oseurs » s’inscrivent-ils dans une lignée de théâtre populaire qu’ils prolongent et réinventent. En découvrant leur travail, j’ai spontanément pensé à l’Italien Dario Fo, pour son théâtre inspiré de la commedia dell’arte, né de la rue et nourri de sa vitalité, de ses farces et de ses ruses, intrinsèquement dissident et libertaire. Mais je me suis aussi souvenu de Michel Vinaver, qui nous a quitté en 2022, sans doute notre écrivain de théâtre le plus original depuis l’après-guerre, dont l’œuvre est souvent assimilée à un « théâtre du quotidien » qui, en réalité, porte au-delà, jusqu’à raconter, tel un récitant antique, notre histoire, toute notre histoire collective.
Ces références sont imparfaites tant « Les Arts Oseurs » et Périne Faivre frayent un chemin qui leur est propre et dont toute la mesure est encore à venir. Mais elles inscrivent leur engagement dans une filiation indissolublement artistique et politique qu’ils prolongent et approfondissent. En 1982, lors d’un débat sur « Théâtre et démocratie », Michel Vinaver expliquait ceci qui convient bien à l’ambition de Périne Faivre : « Il est vain d’appeler à l’existence d’un théâtre des idées. Il est vain d’encourager les écrivains en ce sens. Il en va des idées comme de la beauté. Il ne faut pas s’y efforcer. Si ça vient, c’est par-dessus le marché. Et si le théâtre des idées était un théâtre qui remue les idées du spectateur ? Qui ne laisse pas en place nos idées, qui les met en branle ? »
C’est précisément ce que fait Héroïne. « À tout prendre, si l’art a une fonction, ajoutait Michel Vinaver en 2003, ce pourrait être de dresser des barrages sur les grandes autoroutes de ce que j’appellerai la convenance de pensée. » C’est ce qu’il appelait, lors du même échange, « un travail de connexions », créant des jointures entre des pans de la réalité : « Là, par des tamponnements, des collisions, des phénomènes de fusion, etc., tout d’un coup, il y a une chose qui en rencontre une autre et clac ! ça provoque une étincelle d’énergie. Voilà ce qui m’intéresse. Beaucoup plus que l’illustration d’une thèse, d’une idée, d’une opinion. »
Héroïne relève de cette maïeutique où le théâtre est une question qui dérange. Et qui, une fois la pièce jouée, ne nous quitte plus.