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Billet de blog 3 janvier 2013

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L'affaire Greenpeace: réponse aux questions d'un abonné

Un fidèle abonné de Mediapart m'a publiquement questionné sur l'affaire Greenpeace que j'ai suivie, en 1985, dans les colonnes du Monde. Son interpellation m'a conduit à une longue réponse qui n'est pas sans rapport avec les débats d'aujourd'hui sur le journalisme que nous pratiquons ici, nos enquêtes et nos révélations.

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Un fidèle abonné de Mediapart m'a publiquement questionné sur l'affaire Greenpeace que j'ai suivie, en 1985, dans les colonnes du Monde. Son interpellation m'a conduit à une longue réponse qui n'est pas sans rapport avec les débats d'aujourd'hui sur le journalisme que nous pratiquons ici, nos enquêtes et nos révélations. C'est pourquoi je la republie sur mon blog. Pour mieux comprendre l'échange, n'hésitez pas à lire sur le blog de ce lecteur, Jean-Marie Charron, l'énoncé de sa question (c'est ici).

Cher Jean-Marie Charron,

Merci de vos vœux, que je vous retourne: bonheur, joie, félicité… Et pardon de répondre avec un peu de retard. L'affaire Greenpeace fut, après celle des Irlandais de Vincennes qui m'occupa durant plusieurs années, le deuxième dossier sensible que j'ai été amené à traiter sous la présidence de François Mitterrand. Votre question tombe à pic car, même si les affaires ne sont évidemment pas de la même ampleur, il y a quelque similitude entre ce que Mediapart vit aujourd'hui avec l'affaire Cahuzac et ce que j'ai vécu alors, au Monde où je travaillais depuis 1980: la confrontation des certitudes d'une enquête journalistique aux écrans de fumée d'une stratégie de mensonge officiel. Mais je crains de décevoir votre attente sur un point : non, il n'y avait pas de « sabotage dans le sabotage » et la responsabilité principale de cette histoire est celle du pouvoir politique de l'époque, et non pas des agents chargés d'exécuter sur le terrain la mission qui leur fut imposée.

Rappel sommaire des faits : le 10 juillet 1985, dans le port d'Auckland au nord de la Nouvelle-Zélande, une double explosion coule le Rainbow Warrior, navire amiral du mouvement écologiste Greenpeace qui menait campagne contre les essais nucléaires français dans le Pacifique. Dans les deux semaines qui suivent, les soupçons se portent rapidement sur les services secrets français, la DGSE (ex-SDECE), deux journalistes, Pascal Krop dans L'Évenement du Jeudi et Jacques-Marie Bourget dans VSD, étant les premiers à affirmer que la DGSE est responsable de l'attentat. Mais leurs affirmations, reposant sur des sources internes au monde du renseignement, se heurtent à l'absence de preuves matérielles définitives (difficile, dans ces dossiers-là, d'imaginer un ordre écrit et, encore plus, de le dénicher si d'aventure il avait existé).

Dès lors, une stratégie du mensonge officiel va se mettre en place, avec des contrefeux, un rapport officiel (celui d'un haut fonctionnaire, Bernard Tricot) faisant écran en affirmant qu'il n'y aurait eu qu'une mission de surveillance visant Greenpeace, tandis que des relais médiatiques du pouvoir (et/ou des services) lançaient des pistes fantaisistes, dont notamment celle d'un attentat commis par les services britanniques afin de déstabiliser la stratégie indépendante de défense française. Cette guérilla entre des journalistes d'enquête convaincus de la responsabilité de la DGSE et un pouvoir enfermé dans le mensonge proclamé par le ministre de la défense, Charles Hernu, va durer jusqu'à la mi-septembre 1985, l'ultime révélation dont je serai le co-auteur avec Bertrand Le Gendre dans Le Monde faisant tomber le chateau de cartes du mensonge. À l'époque au Canard Enchaîné, avant de nous rejoindre au Monde, Georges Marion avait les mêmes informations mais elles furent mises en doute et contrecarrées dans l'hebdomadaire par un autre article, mis sur le même niveau de véracité, qui reprenait la légende d'une opération britannique que relayait à l'époque, outre Charles Hernu à la défense, Roland Dumas, devenu ministre des affaires étrangères.

Le mensonge tenait sur une logique de raison d'État qui protégeait les premiers responsables de cette opération, ses donneurs d'ordre politique : le ministre de la défense au premier chef et, à la fois au-dessus de lui et derrière lui, le président de la République lui-même. Il était adopté par les institutions concernées sur le registre : bien que nous soyons coupables, l'honneur de l'armée exige que nous soyons proclamés innocents. Il campait sur l'affirmation que seule une mission de surveillance avait été ordonnée. Et il reposait sur le fait qu'aucune des deux équipes de la DGSE identifiées au cours de l'été pour leur présence en Nouvelle-Zélande à la période de l'attentat n'avait pu, matériellement, poser les deux bombes sur la coque du Rainbow Warrior.

Ces deux équipes étaient les suivantes : d'abord, les faux époux Turenge, interpellés par la police d'Auckland, soit Alain Mafart et Dominique Prieur dont la couverture (des passeports suisses) fut rapidement démasquée par l'identification, via l'entraide policière, du numéro de téléphone de secours parisien qu'ils avaient appellé avant leur arrestation comme celui d'un téléphone lié à la DGSE ; ensuite, l'équipage du voilier Ouvéa, dont les identités furent dévoilées par le rapport Tricot, qui était venu de Nouvelle-Calédonie pour accoster dans un port de la côte orientale mais qui était reparti avant le jour de l'attentat, le voilier étant depuis devenu introuvable (on apprendra, par la suite, qu'il aurait été coulé en haute mer, après récupération de l'équipage par un sous-marin français !). À la manière d'un puzzle (dont la reconstitution a mobilisé en amont nombre d'autres journalistes travaillant alors pour Le Monde), nous avons donc recherché les pièces manquantes, ayant compris que les faux époux Turenge étaient chargés d'une mission de coordination des équipes, tandis que l'équipage de l'Ouvéa était chargé de l'acheminement du matériel (plongée et explosif).

C'est ainsi que nous avons déniché ce que nous avons appelé "la troisième équipe", véritable auteur de l'attentat au bout de la chaîne, dont la révélation à la Une du Monde le 17 septembre 1985 provoquera le dénouement de la crise, après près de trois jours de tension maximale où Hernu tenait bon sur le mensonge (« Battez vous ! » lui avait alors dit Mitterrand) tandis que le premier ministre Laurent Fabius, tenu à l'écart de cette affaire gérée par l'Élysée et la Défense, se saisissait de nos révélations pour l'emporter auprès de François Mitterrand. Finalement, au soir du jeudi 19 septembre on apprenait la démission d'Hernu et celle du chef de la DGSE, l'amiral Lacoste, suivies, le dimanche suivant, de la reconnaissance par le nouveau ministre de la défense, Paul Quilès, de la véracité de nos informations.

Durant ces deux jours et demi de tension, Le Monde reçut le renfort de L'Express, Jacques Derogy et Jean-Marie Pontaut confirmant le jeudi 19 septembre, sur la base de leurs propres sources, nos informations du 17 sur la troisième équipe. A l'époque, nous avions affirmé (sans autre preuve que la solidité de nos sources – c'est évidemment l'ordinaire des enquêtes qui affrontent le monde du secret, qu'il s'agisse du secret défense… ou du secret bancaire) que cette équipe était composée de deux nageurs de combat, un officier et un sous-officier. Nous n'avons pas révélé immédiatement leurs identités et attendu un délai de viduité pour le faire (il s'agissait du capitaine Jean-Luc Kyster et de l'adjudant Jean Camasse).

À la vérité, nous savons depuis qu'au moins une vingtaine d'agents de la DGSE ont été mobilisés pour cette opération qui avait été coordonnée sur place par le patron de la base d'entraînement des nageurs de combat en Corse (Aspretto), le commandant Louis-Pierre Dillais. Quant à la troisième équipe, nous avons aussi appris qu'elle était composée de trois hommes et non de deux, le troisième homme étant chargé de la récupération des deux plongeurs : le pilote de ce canot pneumatique n'était autre que l'un des frères de Ségolène Royal, Gérard Royal, alors engagé dans les services secrets français.

Comme je n'ai cessé de l'écrire à l'époque, nos révélations ont permis de défendre l'honneur des exécutants (qui n'ont fait qu'obéir) contre le mensonge des donneurs d'ordre (qui se défaussaient de leur responsabilité sur ces rumeurs de « sabotage dans le sabotage » dont vous vous faites l'écho). La vérité, c'est qu'une double pression extérieure sur la DGSE (qui voulait au contraire, sous la direction de l'amiral Lacoste, montrer sa loyauté au pouvoir politique de gauche, en raison de son passif sous les pouvoirs de droite) fut à l'origine du fiasco de cette opération (sans même parler de son illégimité totale et de son amoralisme évident, Greenpeace étant un mouvement d'opinion non-violent et la Nouvelle-Zélande étant un pays allié qui plus est dirigé à l'époque par un gouvernement travailliste).

La première pression fut celle des « amiraux du Pacifique », ces hommes de la DIRCEN, la direction des essais nucléaires, qui vivaient dans le monde de la guerre froide et voyaient en Greenpeace rien moins qu'une cinquième colonne liée au services soviétiques. Cette pression, venue du sein de l'institution militaire, fut relayée par la pression politique de Charles Hernu, soutenu par François Mitterrand, qui tous deux avaient fait de la force de frappe française le nec plus ultra de l'identité militaire de la France, vivant tous deux aussi dans un monde qui, avec la chute proche de l'URSS, allait bientôt être révolu. De fait, nous avons appris, quand ces chiffres furent rendus publics lors de l'arrêt définitif des essais nucléaires sous Jacques Chirac, que le président de la République qui aura autorisé le plus grand nombre d'essais nucléaires, battant tous les scores de ses prédécesseurs, le général de Gaulle compris, comme de son successeur, n'est autre que François Mitterrand, le premier président de gauche de la Ve République.

Cette double pression, militaire et politique, amènera la DGSE à organiser cette opération dans la précipitation (repérages, doublés d'une infiltration féminine de Greenpeace, effectués dans les mois qui précèdent, soit alors que c'est l'été en Nouvelle-Zélande quand l'opération aura lieu à l'approche de l'hiver austral) et à ne pas tenir compte des réserves techniques de ses propres agents opérationnels (Dominique Prieur et, surtout, Alain Mafart l'ont bien expliqué dans leurs livres respectifs de témoignage sur cette affaire). Bref, ce fut organisé comme à l'exercice, afin d'épater le pouvoir politique, en ne lésinant pas sur les moyens, en mettant le paquet, en en faisant presque trop, le tout, paradoxalement, par souci d'éviter les pertes humaines dans l'attentat (hélas, le retour à bord du Rainbow Warrior d'un photographe portugais après l'explosion de la première bombe lui sera fatale quand sautera la seconde: Fernando Pereira va ainsi mourir noyé).

Cette histoire, vieille de plus de vingt-sept ans maintenant, illustre jusqu'à la caricature ce dont continue à souffrir notre démocratie: le présidentialisme évidemment (qui entraîne une cascade d'irresponsabilité dans la culture des gouvernants), mais surtout l'absence de contre-pouvoir vivants. Dans une démocratie normale, après un tel fiasco, il y aurait eu une commission d'enquête parlementaire qui aurait été jusqu'au bout dans ses investigations et mené des auditions publiques, comme cela se passe aux États-Unis, pourtant première puissance militaire mondiale et nation plutôt fière de ses services secrets. Elle aurait rendu un rapport, clarifié toutes les zones d'ombre, obtenu la déclassification des documents "secret défense", expliqué la chaîne de responsabilités, désigné les responsables et les niveaux et degrés de responsabilité.

En France, rien de tel : silence total, circulez, il n'y a rien à voir ! Mieux encore, la majorité des médias, pourtant supposés défendre le droit de savoir des citoyens, acceptera cette omerta officielle. À tel point qu'à l'époque, Le Figaro, pourtant relais de l'opposition de droite, viendra en soutien de l'Élysée contre les révélations du Monde, affirmant jusqu'à l'absurde que la troisième équipe n'existait pas. Sachez enfin, pour finir, que j'ai eu l'occasion de rencontrer depuis, longtemps après et, parfois, dans des circonstances improbables, quelques uns des agents secrets impliqués dans cette opération. Et que ces rencontres m'ont totalement conforté dans cette certitude qu'ils ont tenté de faire au mieux leur travail dans une opération scandaleuse et criminelle ordonnée par le pouvoir politique de l'époque, au plus haut niveau.

Outre l'affrontement de l'enquête journalistique (sans relais ni soutiens institutionnels, parlementaire ou judiciaire) et du mensonge politique, le cas d'école, toujours d'actualité comme vous l'aurez compris, qu'offre l'affaire Greenpeace, c'est aussi celui de la chasse aux sources: décrédibiliser les révélations en jetant le doute sur leur origine. C'est ainsi (en dehors des écoutes téléphoniques, connues et révélées bien plus tard) que je fus confronté à l'époque à une campagne médiatique (et élyséenne) attribuant au ministre de l'intérieur d'alors, Pierre Joxe, l'origine de mes informations. Ce n'était évidemment pas le cas et, à la vérité, cela m'arrangeait car cette insistante rumeur protégeait les sources véritables. Mais j'ai gardé en mémoire ce fort contraste entre les envoyés spéciaux de la presse étrangère qui, étonnés de découvrir qu'un journal plutôt institutionnel comme Le Monde se convertissait à l'investigation, nous félicitaient pour la qualité de notre travail professionnel et, de l'autre côté, des responsables de médias français qui ordonnaient à leurs équipes de chercher quelles étaient nos sources et qui n'avaient rien de plus pressé que de mettre en doute le sérieux de notre enquête.

Tout ressemblance avec des événements journalistiques récents, survenus au début du mandat du deuxième président socialiste de la Ve République, serait évidemment purement fortuite…

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