Bonjour à tous du siège de Mediapart à Paris et de mon pays, la France, qui s’enorgueillit d’avoir proclamé l’universalité des droits de l’homme que, hélas, son propre État ne respecte pas toujours.
Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement les organisateurs de cette rencontre pour la défense du droit à l’information dans l’intérêt général, tout en regrettant qu’elle soit virtuelle en raison de l’orientation nationaliste, autoritaire et identitaire de l’actuel gouvernement de la grande démocratie indienne.
Et je voudrais saluer tout particulièrement The Wire, partenaire de Mediapart en Inde. Grâce à son rédacteur en chef fondateur Siddharth Varadarajan, nos rédactions ont pu illustrer le journalisme coopératif que la révolution numérique facilite en travaillant ensemble sur le scandale de corruption Rafale impliquant une grande entreprise française, Dassault, qui possède également des médias, et qui a ébranlé le gouvernement indien de M. Modi.

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Beaucoup de choses excellentes ont été dites par les orateurs précédents. Pour ma part, je voudrais partager avec vous une expérience et une inquiétude. Mon expérience, c’est que Mediapart est une bonne nouvelle pour l’avenir du journalisme. Mon inquiétude, c’est le risque que le règne de l’opinion, qui envahit l’espace public, fragilise notre profession, dont la raison d’être est l’information.
Je vous parle depuis un média totalement indépendant que nous avons créé il y a plus de quinze ans, en mars 2008. Notre ambition était double.
Tout d’abord, nous voulions résister à la normalisation du journalisme par la concentration des médias, l’influence des actionnaires, l’intervention d’intérêts économiques et financiers étrangers à notre profession, et l’évolution autoritaire du gouvernement, facilitée en France par la concentration du pouvoir politique autour d’une seule personne, le Président de la République, dans une sorte de monarchie élective qui affaiblit les contre-pouvoirs. Nous voulions prouver la viabilité d’un média qui ne vit que du soutien public : nos seuls revenus proviennent des abonnements de nos lecteurs. Pas de publicité, pas de subventions, pas d’actionnaires. Comme nous aimons à le dire, "seuls nos lecteurs peuvent nous acheter".
Notre deuxième ambition était de relever le défi de la révolution numérique qui, comme toute révolution industrielle, risquait de conduire à l’avènement de nouveaux modèles médiatiques nés de l’affaiblissement des anciennes forces productives du journalisme au profit d’un journalisme moins indépendant, moins rigoureux, moins soucieux de l’intérêt général et de la vérité des faits. Nous avons voulu prouver qu’il était possible, grâce aux potentialités et aux innovations du numérique et de l’Internet, d’inventer un journalisme plus approfondi, plus documenté, plus participatif, plus exigeant et plus durable. C’est pourquoi nous avons défendu la nécessité d’un journalisme d’investigation offensif qui s’efforce de révéler ce que les médias conformistes cachent en défendant les intérêts dominants.
Comme vous le savez, Mediapart a montré que c’était possible. Avec près de 225 000 abonnés, Mediapart est aujourd’hui le troisième quotidien généraliste français. Rentable depuis plus de dix ans, il est désormais contrôlé par un fonds associatif qui protège et consolide son indépendance. C’est une bonne nouvelle qui montre que, plus que jamais, le journalisme a un avenir, à condition de démontrer qu’il se bat pour son indépendance économique, qu’il préserve sa dignité éditoriale et qu’il fait la preuve de son utilité sociale.
Nous devons nous battre d’autant plus que les vents contraires sont très forts. Nous vivons une époque qui rappelle la "Renaissance" européenne après l’invention de l’imprimerie au milieu du XVe siècle. Il y a des lumières et des ombres. Des progrès et des régressions. Révolutions et contre-révolutions, créations et destructions.
La révolution numérique est porteuse d’un nouvel espoir pour la démocratie, le partage des connaissances, la communication sans frontières et la participation des citoyens. C’est ce qu’illustre le travail de pionnier de Wikileaks, et c’est pourquoi son fondateur Julian Assange en paie le prix fort. Nous vivons l’ère de la contre-offensive, où les États, y compris ceux dotés de démocraties électives, répriment le journalisme indépendant, tandis que les puissances économiques, notamment les plateformes numériques, ruinent la qualité du débat public.
C’est un point très important de notre responsabilité de journalistes : partout, les pouvoirs politiques et les intérêts économiques utilisent l’opinion contre l’information, la liberté de dire contre le droit de savoir, le droit de dire n’importe quoi - même le mensonge, la haine, la violence - pour étouffer notre rapport à la vérité concrète, informée, recoupée, sourcée.
C’est le défi que nous devons relever à l’heure où les idéologies d’extrême droite, voire néo-fascistes, renaissent partout, fondées sur la haine de l’autre, le racisme, la xénophobie et la désignation de boucs émissaires. Leur arme est le règne des opinions, y compris les plus folles, pour exclure, relativiser, marginaliser ou discréditer l’information, c’est-à-dire la vérité des faits.
En tant que journalistes, nous devons donc être à la pointe d’un combat vital pour l’idéal démocratique que constitue le droit du public à savoir tout ce qui le concerne, tout ce qui est d’intérêt public. Voilà ce que je voulais partager avec vous. Je vous remercie de votre attention.
> Version anglaise sur le site de « The Wire »