Paru en septembre 2014, réédité avec une Lettre à la France après les attentats de janvier, Pour les musulmans (La Découverte) est désormais disponible en arabe. Préfacée par Elias Sanbar, cette édition arabe est en vente avec le numéro de juin de Al Doha Magazine et en accès libre sur le site de cette revue culturelle qatarie.
Les lecteurs arabisants de Mediapart, ou les ami-e-s arabisants de nos abonnés, peuvent donc découvrir et partager cette édition arabe en faisant circuler l’ebook disponible gratuitement (pour le télécharger en format PDF, cliquer ici). Je dois cette traduction à Abdellatif El Korchi, rencontré à Grenoble à l’occasion d’un débat sur la presse numérique. Historien, écrivain et traducteur, enseignant au Lycée international de Grenoble et à l’Université de Grenoble 3, il est aussi membre fondateur de l’association Interstices qui œuvre pour l’interculturalité (son site est ici).
Grâce à Abdellatif El Korchi, que ne saurais trop remercier, ce plaidoyer en défense des minorités, sous toutes les latitudes, devient un pont entre peuples et cultures, du français à l’arabe. Car le message de ce livre, inscrit dans la réalité française, n’a pas de frontières, et concerne aussi bien les épreuves tragiques que traverse le Moyen Orient, de l’Irak à la Syrie, de l’Egypte au Yémen, de l’Iran à l’Arabie Saoudite, etc. D’une langue à l’autre, des lecteurs du monde arabe, du Machrek comme du Maghreb, liront donc notamment ceci qui résume le propos de ce Pour les musulmans écrit en résonance complice avec le Pour le juifs d’Emile Zola :
« Sous toutes les latitudes, le sort fait aux minorités dit l’état moral d’une société. Aussi ai-je écrit ce Pour les musulmans de France en ne doutant pas qu’ailleurs, dans des pays où la culture musulmane domine, d’autres Pour s’écriront, en défense d’autres minorités, chrétiennes, juives, agnostiques, animistes, sans religion, non croyantes, voire issues de l’islam lui-même, des sunnites prenant le parti des chiites, et inversement. Au-delà de mon pays, j’écris donc contre cette guerre des mondes dans laquelle on veut entraîner les peuples en fabriquant des haines identitaires dont la religion est l’alibi.
« Mais je suis en France, j’y vis, j’y travaille, et c’est ici même que, pour nous, se joue ce sursaut des consciences. Jamais les crimes commis par de prétendus musulmans ayant eux-mêmes sombré dans ces guerres sans fin ne justifieront qu’en retour, nous persécutions les musulmans de France. Jamais des dérives individuelles ou des conflits lointains n’autoriseront que, dans notre pays, on en vienne à assimiler en bloc des hommes, des femmes et des enfants à un péril qui menacerait l’intégrité, voire la pureté de notre communauté nationale, au prétexte de leur foi, de leur croyance, de leur religion, de leur origine, de leur culture, de leur appartenance ou de leur apparence.
« Jamais les désordres du monde ne sauraient excuser l’oubli du monde. De sa complexité, de sa diversité et de sa fragilité. »
Dans cette édition arabe, la Lettre à la France de janvier 2015 est devenue une postface, tandis qu’une introduction du traducteur présente cette « plaidoirie intellectuelle » au lecteur peu coutumier du contexte français. Simplement numérotés dans l’édition française, les chapitres y ont des titres, explicites sur le message du livre : 1. L’origine ne protège de rien, 2. Le « problème » de la France, 3. « J’accuse ! », aujourd’hui, 4. Un droite contre l’égalité, 5. Une gauche contre la fraternité, 6. La liberté de croire, 7. L’authentique laïcité, 8. L’oubli du monde, 9. Rencontrer l’Autre, 10. Eloge de l’empathie.
Sur la demande d’Abdellatif El Korchi, l’ami Elias Sanbar, écrivain, traducteur lui-même (de l’immense poète Mahmoud Darwich) et, surtout, ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, a accepté de préfacer cette édition arabe. Avec son autorisation, je publie ici le texte de ce résistant, passeur de solidarités entre Palestine et France, intellectuel arabe rétif à tous les dogmatismes et à toutes les intolérances. A lui seul, il vaut réponse à tous les semeurs de haines et de peurs, de préjugés et de violences, qui me vouent aux gémonies depuis que j’ai tendu cette main fraternelle à nos compatriotes de croyance ou de culture musulmanes.
Un mot sur le livre, par Elias Sanbar
Désormais disponible en arabe, Pour les musulmans, l’essai d’Edwy Plenel est tout à la fois un appel et une plaidoirie citoyenne et humaniste, politique, qui place au sommet de la trilogie républicaine le principe de l’égalité.
Plaidoirie pour une justice qui ne s’arrêterait pas aux portes des appartenances communautaires ou nationales, cet essai concerne tant les colonisateurs que leurs victimes, les dominants que les dominés, les musulmans que tous leurs frères humains qu’ils soient “gens de souche” ou “d’origine”, pour reprendre la détestable terminologie aujourd’hui à l’œuvre dans tant de sociétés, y compris les nôtres, dans notre monde arabe.
Pour les musulmans va surtout plus loin que ne le laisserait supposer son titre. Conscient de l’importance vitale des nuances pour formuler le « juste », ce texte, dont l’auteur dit qu’il aurait pu l’intituler tout aussi bien Pour les juifs ou Pour les chrétiens ou pour les minorités persécutés et ainsi de suite, ce texte dit davantage que son ambition universaliste, en quoi il est juste et utile.
Juste car il se dresse face à la montée de l’exclusion et du racisme, explique le principe même de laïcité, si dévoyé aujourd’hui, chemise de ‘Uthmân des racistes de tous bords déguisés en farouches défenseurs de supposés principes sacro-saints de la République.
Un combat contre l’exclusion justifierait-il pour autant, comme une riposte inversée, le chauvinisme, l’intégrisme, à l’œuvre dans nos pays arabes ? Signifie-t-il que la laïcité est en fait un mal ? L’outil idéal d’une politique hypocrite de rejet qui n’oserait pas dire son nom ?
Il n’en est rien car « la laïcité qu’ils invoquent comme un mantra n’a pas grand rapport avec la laïcité originelle qui, loin d’une crispation face à l’affirmation des cultes minoritaires, signifiait leur reconnaissance. Non pas leur rejet dans l’invisibilité, mais leur droit de cité. Infidèles à la promesse de 1905, ces laïcistes sont à la laïcité ce que l’intégrisme est à la religion ».
Utile car il montre que la défense des victimes ne fait pas de la victimisation, une identité, que les victimes sont, elles aussi, requises du devoir de lucidité, du courage de “balayer devant leurs portes” et que c’est là, l’une des conditions de l’égalité, celle qui indissocie droits et devoirs.
Or la tentation est grande quand nous lisons les expressions de « culte minoritaire » ou tout simplement de « minorités » de nous penser, nous percevoir, comme “les minorités-victimes-absolues”, en tous lieux et en tous temps, d’oublier surtout que des « cultes minoritaires », des minorités “d’origine”, partie intégrante de nos propres pays, vivent aussi avec nous et parmi nous et, qu’à ce titre, étrangères ou pas, elles méritent de notre part ce que nous réclamons pour nous-mêmes dans les situations où nous subissons l’exclusion et le racisme.
Trop simple, stérile surtout, de s’enfermer dans la victimisation absolue, de tout mettre, à notre tour, sur le dos des « étrangers » dès lors qu’ils sont différents de nous. « Car cet étranger n’est pas en dehors, il est aussi à l’intérieur. Parmi nous, entre nous, l’un d’entre nous », et j’ai envie d’ajouter que cet étranger n’est pas « que nous ».
Trop simple, stérile surtout, de se dédouaner sur l’Histoire, sur la félonie coloniale, quels qu’aient été, que sont encore, nos souffrances, nos malheurs et nos peines.
Citées par Plenel, les paroles d’Aimé Césaire pourraient pourtant faire croire le contraire : « Nul ne colonise innocemment, nul ne colonise impunément ; une nation qui colonise, qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteint, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son châtiment ».
Mais il n’en est rien car ces propos qui dénoncent si justement toute entreprise coloniale ne sont que le prélude à un appel, celui qui, sans jamais effacer l’Histoire, impose de se battre pour l’avenir aussi, un futur qui sied aux femmes et aux hommes libres qui édifieront d’autant plus leur liberté qu’ils n’auront pas repris à leur propre compte les pratiques détestables de ceux qui les ont opprimés ou qui les oppriment encore.
Pour toutes ces raisons, pour bien d’autres encore que je ne développe pas dans cette courte présentation, Pour les musulmans écrit à l’usage du public français, est en réalité un essai qui aide à la “bonne santé” citoyenne. C’est en cela qu’il nous concerne tous, que nous vivions chez nous ou chez les autres. C’est-à-dire : avec eux.
Post Scriptum : j'ai publié ici un deuxième billet en réponse informée aux commentaires du fil ci-dessous.