Mardi 12 février, à partir de 13 h 30, se tient devant la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de Paris le procès intenté par Mediapart à Xavier Bertrand. À l'été 2010, alors secrétaire général de l'UMP, il avait accusé notre journal d'avoir des « méthodes fascistes » à propos de nos révélations sur l'affaire Bettencourt. Avec nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, nous lui en demandons raison devant la justice.
Alors que nos révélations lançaient l'affaire Bettencourt, le chef du parti majoritaire et, Cinquième République oblige, présidentiel, avait publiquement accusé, le 6 juillet 2010, Mediapart d'utiliser les mêmes méthodes que les pires régimes totalitaires du siècle passé. Le 6 juillet 2010, Xavier Bertrand participe au Raincy (Seine-Saint-Denis) à un débat sur la réforme des retraites en compagnie d'Éric Woerth, alors ministre du travail après l'avoir été du budget et que nos informations sur l'affaire Bettencourt ont mis en difficile position en raison de ses fonctions de trésorier du parti de Nicolas Sarkozy, l'UMP. C'est alors qu'interrogé sur nos révélations, M. Bertrand, s'exprimant en qualité de sécrétaire général de l'UMP, tient des propos portant gravement atteinte à l'honneur et à la considération de Mediapart.
Très précisément, voici ces propos (la vidéo est là), largement relayés et réitérés, que nous avons décidé de poursuivre, en nous constituant partie civile au nom de la Société éditrice de Mediapart, pour diffamation publique envers un particulier : « Ce sont des méthodes, des méthodes d'un autre temps. Et quand certains médias et notamment un site utilisent des méthodes fascistes à partir notamment je le dis d'écoutes qui sont totalement illégales, avec justement des rumeurs, un responsable de ce site dit : “Ah, écoutez, on n'a pas de preuve, mais c'est plausible”, non mais attendez, dans quel monde on est, dans quel monde on est ! Ah, parce que c'est plausible, on se permet de mettre en accusation un ministre de la République et le président de la République. C'est pas comme ça que fonctionne la démocratie française. Et je vous le dis, je vous le dis, on a conscience de la charge qu'est la nôtre, de la responsabilité qu'est la nôtre. Mais une chose est certaine, on n'est pas décidés à laisser s'implanter dans notre pays des méthodes d'un autre temps. »
Est-il besoin de préciser que, depuis, les juges d'instruction en charge de l'affaire Bettencourt ont largement confirmé et conforté la réalité des faits délictuels dévoilés alors par Mediapart, notamment de fraude et d'évasion fiscales ? Est-il besoin d'ajouter que cette charge ressemble à s'y méprendre à ce que l'on entend, inspiré par les mêmes communicants sans doute, à propos de nos informations dans l'affaire Cahuzac ? Car la question de principe posée par cette grave diffamation va bien au-delà de Mediapart seul : c'est celle de la liberté de la presse et du respect, par ceux qui prétendent nous gouverner et nous diriger, de son indépendance au service du droit de savoir du peuple souverain. Ce droit de savoir qui, loin d'être notre privilège, est l'exercice du pouvoir de tous les citoyens qui, par la publicité sur tout ce qui est d'intérêt public, permet d'arrêter l'abus de pouvoir.
Le cas de M. Bertrand est d'autant plus pendable qu'il ne faisait que mettre en musique une consigne décidée au sommet de l'État, lors d'une réunion tenue dans le bureau du secrétaire général de l'Élysée, Claude Guéant, où l'auteur de ces lignes fut assimilé au nazi Goebbels. Cette campagne diffamatoire assimilant Mediapart à un organe fasciste fut, durant l'été 2010, l'expression de la panique suscitée par l'affaire Bettencourt et ce qu'elle dévoilait de la réalité du sarkozysme, ses conflits d'intérêts généralisés comme ses injustices sociales constantes et, plus généralement, sa propension à soumettre la politique à l'argent. À l'automne 2010, nous nous étions amusés à dresser un inventaire ironique de cette campagne orchestrée par l'Élysée, avec en contrepoint une déclaration savoureuse de Nicolas Sarkozy lui-même :
Dans la plainte déposée le 20 juillet 2010 (retrouver ici son intégralité) par nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, nous expliquions pourquoi nous n'avons pas mis sur le compte de la simple polémique cette déclaration du chef du parti majoritaire. Si nous avons décidé de demander réparation en justice, c'est qu'il nous a semblé qu'accuser un journal numérique d'avoir des « méthodes fascistes », ce n'est pas seulement diffamer cet organe de presse, reconnu par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). C'est diffamer un métier et une profession et à travers eux le principe démocratique qu'ils ont la charge de faire vivre : la liberté et le pluralisme de l'information.
« L'expression “méthodes fascistes” utilisée par M. Bertrand,expliquions-nous dans la plainte, est évidemment gravissime pour caractériser une pratique professionnelle quelle qu'elle soit, et plus encore le métier de journaliste lorsque l'on sait la quasi-sacralisation dont il est entouré par les textes déclaratoires et fondateurs des sociétés démocratiques qui affirment que son libre exercice est le corollaire obligé de la liberté d'expression. Or c'est la qualité déontologique des méthodes utilisées, comme le rappelle systématiquement la jurisprudence en la matière, qui différencie le travail d'information du journaliste de la simple opinion. À l'expression “méthodes fascistes”, le sens commun accole immédiatement des comportements dictés par le fanatisme totalitaire, le mépris des droits de l'homme, l'apologie de la force, la ruse, la dissimulation, la haine, la violence et le cortège de tout ce qui peut accompagner l'ignorance de la dignité humaine. »
Nous poursuivions : « Le sens commun associe au fascisme les périodes les plus hideuses du XXe siècle, notamment celles liées aux dictatures mussolinienne et hitlérienne, aux régimes franquiste en Espagne ou salazariste au Portugal. Le terme “méthodes” renvoie à celles pratiquées par les mouvements fascistes ou d'inspiration fasciste, tous caractérisés par une aversion quasi pathologique à l'encontre de la République, de la démocratie, avec presque toujours encore un sentiment antisémite et xénophobe. (…) L'acception des termes “méthodes fascistes” va très au-delà de la seule accusation d'obéir à une idéologie fasciste ou simplement d'être influencé par elle, ce qui pourrait n'être qu'une injure. Dans ce dernier cas en effet, il ne s'agirait que d'une affinité idéologique, et du reproche d'un crime d'opinion qui, en droit, n'existe pas, dès lors qu'il ne se manifeste pas par des appels à la violence contre des groupes humains ou encore à la subversion de l'État démocratique. Mais le terme “méthodes” est parfaitement inacceptable, car il suppose l'existence de faits précis et déterminés qui renvoient, pour le fascisme, à des pratiques historiquement identifiables : le meurtre, le lynchage, la violence, l'intimidation… »
À la suite de notre plainte, une information judiciaire était ouverte le 24 septembre 2010. Le 30 juin 2011, Xavier Bertrand, qui confirme être bien l'auteur des propos incriminés, était mis en examen. Le 16 décembre 2011, la juge Claudine Enfoux, vice-présidente chargée de l'instruction, signait une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel auquel il revient maintenant de juger au fond. C'est donc mardi 12 février 2013, soit deux ans et demi après les faits…
On comparera ce délai plus que tranquille – alors même qu'en matière de presse, le juge d'instruction n'a pas le droit d'enquêter au fond – à celui vécu par l'ordinaire des prévenus déférés en comparution immédiate. Le temps où la justice marchera au même rythme selon que l'on est puissant ou misérable n'est pas venu, et c'est peu dire.