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Billet de blog 12 novembre 2012

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La bonne distance de Patrick Artinian

Notre ami photographe Patrick Artinian publie un bel album, textes et images mêlés, inspiré de son travail pour Mediapart durant la campagne présidentielle. Plutôt qu’un énième livre sur l’élection, c’est un ouvrage sur la France et les Français en 2012.

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Notre ami photographe Patrick Artinian publie un bel album, textes et images mêlés, inspiré de son travail pour Mediapart durant la campagne présidentielle. Plutôt qu’un énième livre sur l’élection, c’est un ouvrage sur la France et les Français en 2012. Pour vous inviter à le découvrir après avoir revisité sa chronique mediapartienne (L’œil de Patrick Artinian, c'est ici et ses portfolios sont là), voici ma préface à ces Visages de France 2012, Ma campagne électorale (Manitoba/Les Belles Lettres, 23,50 €).

« L’œil de Patrick Artinian » fut sur Mediapart une chronique en vingt-cinq épisodes de l’élection présidentielle de 2012. Une forme inédite de reportage total : des photos, du son, de la vidéo, du texte, agencés comme un patient regard, attentif et généreux. En les revisitant pour accompagner ce livre qui en est issu, j’ai été frappé par l’omniprésence d’un seul acteur, celui-là même qui manque maintenant, depuis que les nouveaux gouvernants semblent avoir déjà oublié, comme leurs prédécesseurs, ce qu’ils lui doivent. C’est le peuple, tout simplement. Le peuple souverain.

On ne fait pas moins présidentialiste que ce récit d’une présidentielle. Patrick Artinian accompagne des candidats (et deux candidates) en campagne, mais ce n’est pas eux qu’il regarde, à la différence des médias dominants. A rebours des personnalisations dépolitisantes, ce qui l’occupe, c’est la relation qu’ils nouent avec ce peuple dont ils sollicitent les suffrages. D’où ce mouvement qui traverse sans cesse ses photographies, ces gestuelles incessantes qui les animent, ces mains qui se tendent, ces accolades et ces embrassades, ces drapeaux et ces bannières qui flottent, ces foules saisies dans l’immobilité attentive d’un meeting ou emportées par leurs enthousiasmes collectifs.

Le travail d’Artinian nous révèle, par contraste, l’absence, presque partout ailleurs, de ce peuple, de sa vivacité et de sa diversité, de sa force et de sa dignité. En feuilletant ces portraits du seul héros véritable d’une République qui serait vraiment démocratique et sociale, on prend la mesure des régressions opérées par le Grand Un et le Grand Même d’une politique réduite au choix d’un seul. D’une politique pauvrement représentative et nullement participative où le peuple n’est sollicité que le temps d’une élection, pour ensuite être congédié le temps d’un quinquennat.

Ces quartiers, ces usines, ces rues et ces places qui, ici, sont les passages obligés du candidat ne semblent-ils pas, quelques mois après l’élection, comme un décor oublié et déserté, remplacé par les dorures des palais et les pesanteurs du pouvoir, dans une brusque mise à distance de ce peuple souverain ? N’est-il pas depuis relégué à la rubrique des faits divers, des haines attisées et des peurs entretenues, alors même que, quelques mois plus tôt, on prétendait s’adresser à sa raison, à ses raisons et à ses raisonnements ? Grâce à Artinian, qui le convoque de nouveau et lui rend sa dignité, nous revisitons cette promesse d’une démocratie authentiquement vivante, toujours à construire et reconstruire, celle où chacun, sans privilège de naissance, de fortune ou de diplôme, a le droit de s’en mêler, de s’exprimer, de voter et, qui sait, un jour prochain, de gouverner.

Ce miracle professionnel n’est pas (seulement) affaire de conviction, mais d’abord de travail et de talent. Comme il le raconte ici lui-même, Patrick a su tracer son chemin propre où s’invente, par l’expérience et le doute, la bonne distance. Photographier la politique, mirage de la communication et théâtre de propagande, est un piège redoutable. En campagne, elle se donne sciemment à voir, en faisant en sorte qu’on ne regarde à la fois qu’elle seule et que ce qu’elle veut bien montrer. Raymond Depardon, à propos de la photographie politique justement (Images politiques, La Fabrique, 2004), avait déjà souligné cette difficulté de la bonne distance dans ce qu’il appelait « ce droit d’ingérence à regarder la politique ».

Comment réussir à être, dans le même mouvement, « un peu trop loin, un peu trop près » ? Comment arriver à concilier ces « deux choses contradictoires, deux choses complémentaires, distance et regard » ? Comment prendre sans se laisser prendre ? Comment approcher sans devenir proche ? Comment construire des images qui saisissent aussi ce qui est à côté, sur les bords, en relation et en interaction, en apparent décalage et en évidente pertinence ? La réponse magistralement donnée par Patrick Artinian m’a fait penser à cette remarque de l’écrivain et éditeur Denis Roche, lui-même photographe entêté, à propos de Capa : « Son assez près n’est pas celui des autres, le sien était à la distance où se tiennent l’élégance et le respect ».

Dénichée chez François Maspero, parti à la recherche de L’ombre d’une photographe (Le Seuil, 2006), celle de Gerda Taro, cet hommage fait écho à la célèbre phrase de Capa : « Si votre photo n’est pas bonne, c’est que vous n’étiez pas assez près ». Une recommandation trompeuse, tant l’œuvre de Capa est à l’opposé radical d’une photographie inquisitrice, enfermant ses sujets dans la traque de son objectif. Peu de gros plans chez Capa et chez Gerda remarque Maspero : « Ce sont pour la plupart des plans moyens, où le sujet s’insère naturellement dans l’univers qui l’entoure ».

Patrick Artinian est évidemment de cette école-là qui est en elle-même un engagement politique. Sans étiquette partisane obligée. Simplement un immense souci du monde et des autres.