Décidément, Nicolas Sarkozy et son premier cercle sont fâchés avec l'Etat de droit, ses principes et ses traditions. Alors que Mediapart n'avait pas reçu la plainte annoncée du secrétaire général de l'Elysée (finalement signifiée le jeudi 18 novembre 2010), l'AFP en a eu connaissance au point d'en citer des passages. Nos avocats se sont émus auprès de leur bâtonnier de cette mauvaise manière, tandis que Mediapart s'est indirectement procuré cette citation directe.
Voici donc une plainte doublement inédite. Sur le fond: pour la première fois dans l'histoire de la Cinquième République, le premier collaborateur du chef de l'Etat décide de poursuivre, en invoquant ses titres, pouvoirs et fonctions, un journal d'information générale qui s'est contenté d'user, sans aucun abus, de son droit d'interpellation de la puissance publique et, plus précisément, du Président de la République.
«Monsieur le Président, cela vous concerne» : tels étaient le titre et le refrain de l'article aujourd'hui poursuivi par le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, lequel article, avec d'explicites précautions, faisait état d'un questionnement général, partagé par toute la profession, sur l'espionnage et la surveillance dont font l'objet les journalistes et les médias trop curieux envers le pouvoir exécutif. Sous d'autres présidences, de gauche ou de droite, plus respectueuses du formalisme démocratique, un tel article aurait appelé, selon les époques ou les situations, un démenti laconique, une franche polémique ou (il n'est pas interdit de rêver) un dialogue constructif.
Là, rien de tel. Alors que les responsables de la police nationale potentiellement concernés par notre article – la Direction générale de la police nationale (DGPN) et la Direction centrale du renseignement intérieure (DCRI) – ont pris soin de répondre à nos interrogations, fût-ce dans les limites et avec la réserve imposées par leurs fonctions, la présidence de la République se contente de réagir en nous assignant devant les tribunaux. Le «Circulez, il n'y a rien à voir», version polie du «Casse toi, pauv' con» de lamentable mémoire, restera comme la devise d'un pouvoir replié sur lui-même qui refuse toute interpellation démocratique, tout débat véritable, tout questionnement dérangeant.
Mais à cette première symbolique s'ajoute, de plus, une rupture sur la forme. S'agissant d'une citation directe, l'usage en droit veut que le prévenu – en l'occurrence le signataire de ce billet – en soit le premier informé, ne serait-ce que parce qu'il lui reviendra de se défendre de l'accusation portée contre lui. Par conséquent, la plainte annoncée de Claude Guéant n'aurait dû être publiquement connue qu'à partir du moment où nous l'aurions reçue en mains propres. Le respect de la présomption d'innocence ayant depuis longtemps été jeté aux orties par ce pouvoir, notamment quand Nicolas Sarkozy fit ses armes de ministre de l'intérieur, puis, de façon stupéfiante, lors du procès Clearstream où comparaissait Dominique de Villepin, nos lecteurs ne seront donc qu'à moitié surpris d'apprendre que la plainte de Claude Guéant est connue de tous sauf de nous.
Sans doute la recevrons-nous, délivrée par huissier, dans la journée du lundi 15 novembre. Pour l'heure, elle ne nous est pas parvenue. En revanche, l'Agence France-Presse (AFP) en a eu connaissance dès vendredi, citant certains de ses passages et invitant l'avocat de M. Guéant, Me Jean-Yves Dupeux, à la commenter. Devant cette flagrante mauvaise manière, contraire aux règles et usages juridiques, nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, ont saisi le bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris, émettant une vive protestation contre ce manquement évident aux principes d'un procès équitable et au respect de la déontologie professionnelle.
Du coup, Mediapart s'est donné les moyens de se procurer cette plainte qui nous vise mais qui ne nous a toujours pas été délivrée. Vous pouvez la découvrir intégralement en la téléchargeant ici en format PDF. Dès que nous l'aurons formellement reçue, nous aurons dix jours de délai maximal pour faire notre offre de preuves dont nous informerons évidemment nos lecteurs. Un procès de presse, sur le terrain de la diffamation, comporte, outre les questions de procédure qui garantissent son intégrité, deux dimensions: la vérité des faits rapportés et la bonne foi dans la façon de les rapporter, enjeu essentiel tant, notamment dans les affaires sensibles, la vérité factuelle est parfois difficile à apporter formellement (secret des sources, absence de document, opacité des univers concernés, etc.).
Mediapart se battra donc sur trois fronts. Celui de l'offre de preuves, en faisant citer de nombreux témoins qui attesteront du sérieux de ce que nous avons rapporté, évoqué ou mentionné dans l'article poursuivi. Celui de la bonne foi, en faisant la démonstration que notre article répondait aux cinq critères qui la définissent: légitimité du but poursuivi, sérieux de l'enquête, respect du contradictoire, modération dans l'expression et absence d'animosité personnelle. Enfin celui de la dimension indéniablement politique d'une telle poursuite pénale où la plus haute autorité de l'Etat, via son principal collaborateur, s'en prend à un journal indépendant, dans une flagrante inégalité des armes puisque, s'ils peuvent nous poursuivre devant la justice, les immunités dont ils bénéficient nous empêchent de faire de même à leur encontre.
Selon les rythmes ordinaires de la justice parisienne, le procès devrait avoir lieu au plus tard durant l'automne 2011. D'ores et déjà, nous avons livré, vendredi 12 novembre, dans le Journal de Mediapart (accessible par abonnement en ligne), les réflexions que nous inspirait cet affrontement judiciaire inédit: l'Elysée contre Mediapart. Autrement dit, la présidence de la République contre la liberté de l'information.