Sous les urnes, leurs votants et leurs abstentionnistes, ce qui s'y exprime et ce qui s'y dissimule, coulent les torrents de nos alarmes et de nos espoirs. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer, la veille du premier tour des régionales, sur France Culture.
Exceptionnellement, je rediffuse et publie ici, pour les lecteurs de Mediapart, ma chronique hebdomadaire de France Culture du samedi 13 mars 2010. Il me semble en effet que son propos, fort éloigné du commentaire immédiat des résultats, n'en garde pas moins une certaine pertinence, notamment dans l'analyse de l'abstention massive, tout aussi historique par son ampleur que l'est le score de la droite par sa contre-performance. La voici donc en audio d'abord, puis, pour les amoureux de l'écrit, en version écrite.
C'est temps d'élections. D'enjeux locaux, de gamberges nationales, de petites phrases et de grandes spéculations. Tout cela est respectable et, en même temps, je suis saisi d'un trouble que je voudrais partager avec vous. J'ai comme le sentiment qu'une inquiétude profonde, entre angoisse et colère, travaille souterrainement ce scrutin, inquiétude dont notre débat public ne rend pas compte. Comme si nous restions à la surface des choses, tout en sachant qu'il y a bien plus grave. Comme si nous ne parlions pas des vrais enjeux, de ce qui fâche et divise. Comme si nous enfermions à clef ce qui, en vérité, nous tracasse.
De quoi s'agit-il? Eh bien, de ce moment historique que nous traversons et qu'en même temps, le débat politique ordinaire ignore. Nous sommes en effet contemporains, témoins et acteurs, de la rencontre cumulative de trois grands bouleversements objectifs comme il en arrive rarement dans un même siècle.
Le premier est une révolution industrielle, la troisième de notre histoire moderne, avec pour moteur technologique le numérique, succédant à la machine à vapeur de la première et à l'électricité de la deuxième révolution industrielle. Qui dit révolution industrielle dit destruction de richesses existantes et création de nouvelles, bouleversements commerciaux et géopolitiques, ébranlement des usages culturels et des habitudes sociales.
Or cette révolution industrielle, dont Internet est le symbole quotidien tout comme la locomotive et la voiture furent les emblèmes des précédentes, rencontre depuis 2008 une crise historique du capitalisme. Pas un soubresaut banal, pas une récession temporaire, non, une crise systémique, profonde, durable, et qui n'a eu, elle aussi, que deux précédents d'une ampleur similaire. D'abord, celle de 1857, au XIXe siècle, qui amènera Marx à, justement, étudier et problématiser le rôle des crises dans le capitalisme. Ensuite, celle de 1929 qui amènera Keynes à penser et théoriser la régulation par l'Etat de l'économie de marché.
Nous ne savons pas, du moins pas encore, quel sera le savant qui, pour la crise actuelle, prendra leur succession. Mais nous savons qu'au-delà de la bulle financière, toujours active et toujours menaçante, cette crise historique ébranle en profondeur notre quotidien, la réalité du travail, du salariat, de l'emploi, du partage des richesses, des inégalités, etc., sans compter qu'elle se mêle à une autre crise, elle aussi explosive, la crise écologique, les deux convergeant dans une véritable crise de civilisation.
Enfin, et comme si nous n'avions pas notre compte, à cette révolution industrielle et à cette crise du capitalisme, il faut ajouter la fin, à la manière d'une longue et lente agonie, d'un cycle long, d'un cycle multiséculaire, celui de la domination sur le monde de l'Occident tel que l'Europe l'inventa et le projeta sur la planète entière.
Nous vivons un décentrement du monde qui ébranle la relation construite depuis des siècles par les conquêtes, la colonisation, les empires, dans nos pays, avec l'ailleurs, avec le lointain, avec les autres, avec les étrangers. Nous vivons, pour le dire autrement, des temps désorientés, ceux d'un Occident qui a trop longtemps perdu son Orient et qui se voit aujourd'hui contraint de le retrouver, soit pour le redécouvrir soit pour l'affronter, selon la réponse que nous donnerons, de relations nouvelle ou de guerre ancienne.
Nous voici bien loin des élections régionales, et pourtant au cœur de notre avenir. Car c'est à propos de cette réalité sans précédent que, logiquement, nous devrions entendre nos politiques, nos candidats, nos élus: quelle haute réponse nous proposent-ils face à ce triple bouleversement historique? Quel horizon inventent-ils pour nous mettre en mouvement? Quel rêve, quelle perspective, quelle mobilisation, quel optimisme nous proposent-ils pour éviter l'inquiétude, l'angoisse, la dépression?
A moins, à moins que ce ne soit à nous, les peuples, d'apporter la réponse.