La dernière livraison de la revue Le Genre humain propose un bel hommage collectif à l’insoumis Jean-Pierre Vernant (1914-2007). Concocté par Maurice Olender, son directeur, et François Vitrani, hôte à la Maison de l’Amérique latine du colloque initial, ce Vernant Dedans Dehors offre une boussole pour nos temps incertains, celle de la raison critique.
« Jipé » pour ses amis, Jean-Pierre Vernant nous a quitté le 9 janvier 2007 après une exceptionnelle vie d’action et de pensée, celle d’un intellectuel résistant et d’un communiste dissident, d’un Compagnon de la Libération rétif aux honneurs, d’un professeur au Collège de France allergique à l’académisme, d’un maître en liberté et d’un philosophe indocile, inlassable découvreur d’humanité, arpenteur d’espérance et passeur de tradition.
Regroupant autour de sa vie et de son œuvre écrivains, chercheurs, savants, poètes, témoins de la Résistance, simples lecteurs et amis fidèles, ce numéro 53 du Genre humain (Seuil, 15,20 euros) met en évidence le fil de raison que n’a cessé de tisser Vernant depuis l’Antiquité grecque jusqu’à notre présent. « Pour le rationalisme, la notion de débat, d’argumentation contradictoire, constitue une condition fondamentale, écrivait-il. Il n’est de rationalisme que si l’on accepte que toutes les questions, tous les problèmes soient livrés à une discussion ouverte, publique, contradictoire. Aucun absolu au nom duquel on pourrait prétendre faire à quelque moment taire le débat ».
Je ne saurais trop vous inviter à découvrir ce Vernant Dedans Dehors dont la vingtaine de contributions disent l’actualité d’une œuvre-vie exemplaire. En fin de volume, un album de photographies, réunies grâce à son petit-fils, Julien Blanc, en livre quelques traces où l’on entrevoit cette énergie inlassable qui animait « Jipé ». Convié à apporter mon témoignage, j’ai pour ma part tenté d’exprimer une résonance avec le journalisme tel que nous essayons de le défendre, ici, à Mediapart. En voici le texte :
Le grain de sable
« Le vrai courage c’est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser. » Jean-Pierre Vernant nous a légué cet idéal de vie, glissé au détour d’un discours de 1998 en République tchèque et repris en 2004 dans La traversée des frontières. Cet homme-pont qu’il fut plus que tout autre – « Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont » : ce sont les derniers mots de son dernier livre publié de son vivant – ancrait ce souci du lien et du passage, de la relation et du déplacement, dans une résistance entêtée aux conformismes et aux suivismes. En somme, un refus des immobilismes de pensée.
Cette éthique personnelle ne témoigne pas seulement de la cohérence d’un cheminement où, entre action et réflexion, se font sans cesse écho les engagements du citoyen et les curiosités du savant. Elle porte, plus largement, une leçon politique sous la forme d’une maïeutique de la démocratie. L’autonomie vis-à-vis du pouvoir, la responsabilité vis-à-vis du présent et la précaution vis-à-vis de la vérité en sont les trois principes, illustrés par Vernant lui-même dans les deux livres où, sous le titre générique de Entre mythe et politique, il s’est efforcé de rendre compte de ses itinéraires militant et intellectuel, sans jamais les dissocier.
Pouvoir, présent, vérité : il se trouve que ces trois notions rassemblent précisément les défis que doit affronter un journaliste si, du moins, il entend être au rendez-vous de sa responsabilité sociale. Aussi est-ce cet écho que je voudrais faire entendre, après l’avoir spontanément choisi comme résonance en conclusion du manifeste de Mediapart, Combat pour une presse libre, qui, en 2008, se terminait par l’évocation, sous la plume de Vernant, du « grain de sable ». En montrant que les trois défis sont indissociables, comme un enchaînement de conséquences, de l’indépendance du pouvoir à l’exigence de vérité en passant par le souci du présent.
Quand il revisite son engagement communiste, Vernant rappelle qu’il fut, de bout en bout, un « communiste critique ». Dedans et dehors, donc. Fidèlement communiste, résolument critique. Entièrement l’un et l’autre, tout à la fois. Les croyants qui, avec le même zèle de convertis, feront ensuite les plus virulents apostats ne pouvaient comprendre cette attitude mouvante et inclassable, qui se refusait aux identités uniques, univoques ou uniformes. L’intellectuel de pouvoir ne se déplace qu’avec les pouvoirs successifs qu’il courtise. Entretemps, il se fixe et s’accroche, aliénant toujours sa liberté et, du coup, supportant rarement celle des autres.
Le communisme de Vernant est à l’opposé de cet « esprit de gramophone » qu’avait tôt diagnostiqué George Orwell, perçant à jour les mécanismes de domination à l’œuvre sous l’apparent désintéressement de l’engagement. Lucide sur ce qu’il nommera « le trou noir du communisme » – le stalinisme et ses divers avatars –, il n’a pourtant jamais regretté son choix, soulignant au contraire, non sans humour, combien son supposé « aveuglement » communiste lui avait donné « une lucidité assez grande » face au fascisme. Mais s’engager, c’était pour lui continuer à travailler l’écart où se creuse la connaissance et ne pas cesser de cultiver la confrontation où prend forme le sens. C’est ainsi que le communiste Vernant jugea « inadmissible » le soutien parlementaire du PCF au gouvernement Guy Mollet et son vote en 1956 des pouvoirs spéciaux pour la guerre d’Algérie (lettre de la cellule Sorbonne-Lettres, 10 octobre 1958). Tout comme le même communiste Vernant ne ménagea pas, en 1968, ses critiques face à des dirigeants du PCF « aveugles devant les événements » de Mai (interventions aux rencontres des 1er et 3 juin 1968 avec des membres du bureau politique et du comité central).
Pour rendre compte à la fin de sa vie de son communisme si particulier, cet engagement sans servitude incompréhensible aux générations qui n’en auraient lu que le livre noir, il fait le portrait et l’éloge du symbole même du communiste oppositionnel dans l’histoire du PCF : Victor Leduc, de son vrai nom Valdemar Nechtschein. Ils étaient ensemble dans la Résistance où Leduc sera chef de l’Action directe au sein de l’Armée secrète, dès sa création en 1942. « Dans le travail d’organisation comme dans les coups de main, c’est le même courage tranquille, une ténacité patiente, jamais résignée, une entière modestie », écrit à son propos l’ex-« colonel Berthier », le Jean-Pierre Vernant Compagnon de la Libération, dans un compliment qui vaut bien plus qu’une décoration. Or, Leduc, au sein du Parti, ce fut l’opposition intérieure, ses groupes successifs et ses formes diverses, y compris les plus secrètes avec les dispositions apprises dans la vie clandestine.
« Le Parti, pour nous disqualifier, nous appelait “les termites” », rappelle Vernant. Désignant comme un corps étranger l’ennemi politique intérieur, ce vocabulaire d’exclusion oubliait que les taupes de Marx creusent elles aussi des galeries, elles aussi aveugles et lucides, elles aussi enfouies en dedans et en quête de dehors, patiemment entêtées dans la quête de l’événement qui les fera sortir au grand jour. « D’où tenait-il cette patience, ce modestie, cette force ? interroge Vernant à propos de son ami Leduc. Etre bâti intérieurement en militant, c’est penser et agir d’instinct avec les autres, par et pour les autres : en compagnie, toujours. C’est aussi vivre son présent, si dur, si décevant soit-il, en projet d’un avenir. Tant de jeunes aujourd’hui nous posent la question : comment pouvait-on être communiste de votre temps, qu’est-ce que ça signifiait ? La réponse est à chercher dans la vie militante d’hommes comme Victor Leduc. »
Vivre son présent en projet d’un avenir : ce pourrait être un résumé de cette dialectique de l’inquiétude et de l’espérance qui est au ressort de l’engagement. Chez Vernant, la conscience critique ne saurait être l’alibi des passivités et des prudences. Tout au contraire, elle est indissociable d’une volonté d’être au rendez-vous du présent, de ne pas chercher refuge dans d’autres temporalités protectrices et, par conséquent, d’affronter les urgences immédiates qui requièrent et obligent. On ne s’arrange pas avec le présent, on lui doit même des comptes. « Aujourd’hui, en quoi je suis et je reste un homme de gauche ? demandait-il. En ce que je suis concerné et mobilisé partout où je vois le fascisme pointer une de ses grandes oreilles. »
De l’expérience vitale du combat antifasciste, dont le souvenir ineffaçable traversait ses réflexions sur la mort héroïque chez les Grecs – la « belle mort » –, Vernant avait gardé la certitude qu’en politique, les catastrophes ne surviennent jamais à l’improviste et qu’elles sont toujours le fruit empoisonné de renoncements successifs et d’accommodements répétés quand, à l’inverse, les inventions novatrices relèvent de l’événement pur, inattendu et imprévu. Prendre soin du présent, être ponctuels à ses rendez-vous, ce n’est pas seulement s’efforcer de conjurer des catastrophes annoncées, c’est aussi travailler à ce que reste ouvert l’étroit passage par lequel peuvent surgit d’imprévisibles réveils et d’improbables sursauts.
Cette discipline, qui forge une façon d’être au monde et aux autres, suppose de vivre au péril de la vérité. Qu’il s’agisse de sa pratique savante ou de sa quête militante, Vernant aura toujours eu le même rapport à la fois désacralisé et respectueux, agnostique et méticuleux, avec l’exigence du vrai comme construction incessante d’une intelligibilité du réel, dans la contradiction et la confrontation. Pas de parole d’autorité, et donc pas de vérité révélée. Pas de système de pensée, et donc pas de vérité imposée. Pas de pensée de système, et donc pas de vérité obligée. Pour autant, aucun relativisme ni cynisme, mais l’obligation de chercher à tâtons ces vérités vérifiées, recoupées, sourcées, situées, contextualisées, etc., qui offrent un horizon de compréhension, une perspective de raison.
A cette aune, le retour de Vernant sur l’épisode douloureux du « procès médiatique » infligé en 1997 aux époux Aubrac, Lucie et Raymond, dans les locaux du quotidien Libération, face à un tribunal d’historiens, est un précis méthodologique qui devrait être enseigné dans toutes les écoles de journalisme. S’exprimant à la fois en témoin et en historien, il y montre notamment comment un document officiel, de police en l’occurrence, peut mentir, affirmant un vrai apparent qui, replacé dans son contexte, est un faux véritable. Texte et contexte emmêlés, les vérités de fait dont la production est au cœur du métier de journaliste sur le présent comme de celui d’historien sur le passé ne sauraient être isolées de ce qui leur donne sens et réalité, toutes ces autres vérités qui les entourent, les définissent et les dessinent comme des pièces de puzzle s’agencent entre elles grâce à leurs contours.
Le fil de raison qu’a tissé Jean-Pierre Vernant a pour point d’ancrage cette conviction que l’homme est responsable de sa liberté. Il y a, soulignait-il, un « idéal aristocratique dans la démocratie », fondé sur cette idée « que l’on est homme seulement si l’on est libre de la soumission à une autorité souveraine ». Ni le monde ni la vie n’ont de sens en dehors de celui que nous construisons par l’engagement de notre responsabilité. C’est alors que « Jipé », comme l’appelait la conjuration amicale qui l’avait choisi comme sage, évoquait la dette et l’hospitalité. Notre dette des uns aux autres, infiniment, dans une chaîne sans fin ni frontière, dans l’espace comme dans le temps. Cette dette dont la conscience nous fera accueillir l’étrange et l’étranger, l’inconnu comme l’imprévu lorsqu’ils frapperont inopinément à nos portes.
Ce jour-là, souvenez-vous que ce « dieu venu vous visiter pour voir si vous vous sentez bien en dette » eut un premier émissaire, Jean-Pierre Vernant.