La première édition de Pour les musulmans est sortie en septembre 2014. De cérémonies officielles en discours présidentiels, la France se souvenait alors de l’engrenage fatal qui, un siècle auparavant, en 1914, avait entraîné l’Europe et, au-delà, le monde entier vers la catastrophe, ses aveuglements et ses massacres. Revisitant les alarmes qui, loin d’être entendues à l’époque, furent vilipendées et calomniées, ces commémorations auraient dû nous mettre en garde contre les surenchères guerrières et identitaires. Ces surenchères qui conduisent des peuples à abdiquer leur lucidité au point d’égarer leur propre humanité.
Il suffisait de réécouter Jean Jaurès, dont l’assassinat, le 31 juillet 1914, signifia l’éclipse de la raison européenne. De se souvenir, par exemple, du Discours à la jeunesse prononcé au lycée d’Albi, en 1903, par le fondateur du socialisme français. Le courage, y disait-il, « ce n’est pas de maintenir sur le monde la nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d'autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de 1’homme, et ceci en est 1’abdication ». Le courage, insistait-il, « c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ». Et c’est ainsi qu’il appelait à « rompre le cercle de fatalité, le cercle de fer, le cercle de haine où les revendications mêmes justes provoquent des représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en un mouvement sans issue et sans fin, où le droit et la violence, sous la même livrée sanglante, ne se discernent presque plus 1’un de l’autre, et où l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que de sa défaite ».
Une année s’est écoulée depuis ce centenaire des débuts de la brutalisation de l’Europe par elle-même, avec ses passions nationalistes et leurs identités meurtrières, acharnées à détourner les peuples des causes communes démocratiques et sociales en désignant des boucs émissaires à leurs ressentiments. Or c’est peu dire que cette pédagogie du souvenir fut insuffisante à prévenir le début d’une répétition des mêmes erreurs tragiques face aux incertitudes du monde, ses pièges imprévisibles, ses dangers inattendus. Comme si nos actuels dirigeants, pourtant légataires officiels du socialisme français dont Jaurès est la figure inaugurale, en refusaient farouchement l’héritage. N’en avaient rien appris ni compris.
Des attentats de janvier 2015 aux massacres de novembre 2015, ce livre a donc été rattrapé par la menace qu’il entendait conjurer : ces noces sanglantes de la haine et de la peur où les crimes du terrorisme font le lit de l’état d’exception. Plaidoyer contre la stigmatisation croissante de nos compatriotes de culture ou de croyances musulmanes, collectivement identifiés à une violence dont ils ne sont pas comptables par essence, Pour les musulmans n’aura pas suffi à provoquer la prise de conscience qu’il appelait de ses vœux. Non seulement les actes islamophobes ont augmenté à la suite des attentats parisiens, mais la banalisation des préjugés à l’encontre des musulmans, essentialisés en bloc en dépit de leur diversité foncière, s’est amplifiée, portée par un débat public polarisé par l’extrême droite, épousant son agenda et soumis à son hégémonie, jusque dans les urnes.

Ne prenant guère la peine de lire ce livre, ses détracteurs se sont arrêtés à son titre. Comme si prendre le parti des musulmans de France était, non pas un geste de fraternité avec des semblables, mais un acte de collaboration avec des ennemis. Le préjugé rend fainéant. Ne pouvant assumer un débat de raison, argumenté et informé, il le fuit par l’invective, la calomnie ou l’anathème. Au mieux, j’ai été rangé parmi les idiots utiles d’un « islamisme » sans contours, dépourvu d’histoire et de complexité, réduit à la seule terreur. Au pire, assigné et essentialisé à mon tour, j’ai été identifié à « l’anti-France » chère à l’extrême droite, cet épouvantail brandi pour appeler à la purification nationale par l’éradication de toute différence et l’élimination de toute dissidence.
Pour ces semeurs de discorde, fourriers d’une guerre intestine dont le peuple, dans sa diversité, sera la première victime, les bâtisseurs de ponts et les tisseurs de liens sont les ennemis prioritaires. Les premières voix qu’il veulent faire taire, en les caricaturant et en les disqualifiant, sont celles qui appellent au dialogue et à la rencontre, à la connaissance et à la découverte. Celles qui, plaidant contre la concurrence des victimes, font la pédagogie du commun, des injustices partagées, sans distinction d’origine ou de croyance, d’appartenance ou d’apparence.
De ce point de vue, Pour les musulmans dérangeait. D’autant plus qu’en faisant écho au Pour les juifs de Zola, il refusait de dresser une souffrance contre une autre, l’islamophobie contre l’antisémitisme, appelant au contraire les victimes des passions racistes et xénophobes à comprendre combien leurs sorts sont liés, combien l’intolérance est une poupée gigogne dont les cibles sont toutes les minorités, toutes les différences, toutes les dissidences. Sous diverses latitudes et plusieurs visages, de la Française Marine Le Pen à l’Américain Donald Trump, en passant par le Russe Vladimir Poutine, l’islamophobie remplit aujourd’hui la fonction culturelle dévolue hier à l’antisémitisme, durant la précédente crise de modernité occidentale : imposer l’hégémonie idéologique d’une identité nationale d’exclusion et de rejet, intolérante aux minorités. En installant, par la force du préjugé, la figure de l’ « ennemi intérieur » – inassimilable, étranger, corrupteur, menaçant, etc. –, il s’agit d’unifier au forceps le corps national dans une identité unique, définie et défendue d’en haut, qui fasse barrage à toute contestation de l’ordre établi.
« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » : cette mise en garde, attribuée à l’écrivain suisse alémanique Max Frisch, pourrait résumer le message de Pour les musulmans. C’est un cri d’alarme contre l’indifférence : ces regards qui se détournent, ces voix qui se taisent, ces mains qui se dérobent, bref ces fraternités qui s’absentent. Mais c’est aussi une interpellation des politiques, à droite comme à gauche, dont l’aveuglement, loin de l’éloigner, nous conduit à la catastrophe : ces compromissions d’une droite qui s’extrémise et ces renoncements d’une gauche qui se droitise, abandonnant toutes deux la véritable dynamique de la promesse républicaine, son exigence démocratique et son ambition sociale. Depuis trente ans, loin d’avoir fait barrage à la menace d’extrême droite, à ses xénophobies et à ses racismes, cette dérive lui a donné droit de cité, a épousé ses obsessions, a validé ses thématiques. En se plaçant sur le terrain de l’adversaire prétendu, ces politiques d’immédiate survie politicienne n’ont cessé de le légitimer, partageant jusqu’à ses obsessions stigmatisantes vis-à-vis de ceux de nos compatriotes qui, par leur croyance, leur culture ou leur origine, ont en commun ce mot diabolisé : l’islam.
Pour les musulmans est donc un appel à conjurer le désastre à venir, en espérant que toutes les bonnes volontés démocratiques sauront s’unir pour nous éviter la politique du pire. Hélas, nous sommes encore loin du compte au vu du triste bilan de l’année 2015, marquée par les surenchères tragiques d’un terrorisme totalitaire et de la politique de la peur qu’il appelle et provoque. Cette fuite en avant, où le pouvoir exécutif prend le pas sur la société, la congédie et la musèle, s’est terminée sur un recul général des libertés fondamentales avec un état d’urgence sans fin dont les cibles sont indistinctes, activistes écologistes comme islamistes soupçonnés. S’y ajoute une croissance accrue du chômage, de la précarité et de la pauvreté sans émotion officielle, comme si l’événement terroriste permettait d’éclipser l’urgence sociale. Sans oublier, ultime offrande à l’extrême droite, la soudaine promotion à gauche sous François Hollande du même poison identitaire qu’avait brandi la droite sous Nicolas Sarkozy : la déchéance de nationalité comme arme de purification nationale.
Ne pas apprendre de l’Histoire, c’est fragiliser l’avenir. Des ripostes qui, par calculs idéologiques ou tactiques, profitent des peurs pour des visées de politique intérieure peuvent être lourdes de désastres à terme. Violenter la démocratie que l’on prétend défendre contre des adversaires qui la haïssent ; parler le même langage d’anéantissement, d’éradication et de destruction que ces derniers ; habituer notre propre société à baisser la garde sur les libertés fondamentales : non, ce n’est pas montrer notre force, mais prouver notre faiblesse. C’est se laisser prendre au piège des terroristes, tels des lapins aveuglés par des phares. C’est épouser leur temporalité qui est celle d’un présent monstre, sidérant et paralysant, un présent sans passé ni futur. Un présent mort.
En assénant d’emblée, tel un axiome qui n’appellerait aucune démonstration, que « la France est en guerre », le président de la République française et, à ce titre, chef des armées, a fait précisément ce choix, le 16 novembre 2015, devant les parlementaires réunis en Congrès à Versailles. Uniquement dévolu aux enjeux sécuritaires, son discours était doublement aveugle : aux causes, donc au passé ; aux solutions, donc au futur. Le seul horizon qu’il propose est l’immédiat de la guerre, non seulement au lointain mais au plus proche, ici même. C’est une perspective sans issue parce que sans mémoire. Ignorant les contextes, généalogies et héritages qui ont façonné la menace, cette riposte est de courte vue et de souffle court. Sous l’apparence de sa détermination, elle est comme hors sol : à la fois déconnectée des origines internationales du drame et, ce qui est plus grave, inconsciente des conséquences nationales de son entêtement.
Aussi risque-t-elle fort de n’avoir d’autre avenir que la perpétuation, sinon l’extension, de la catastrophe, comme l’annoncent déjà tous les spécialistes, chercheurs ou diplomates, connaisseurs en géopolitique ou vétérans du renseignement, dont le constat est unanime : c’est un retour de boomerang qui, aujourd’hui, meurtrit la France. L’inédit qui nous saisit tous d’effroi, cette violence déchaînée contre une société ouverte et diverse, est porté par des décennies d’erreurs stratégiques, des guerres d’Afghanistan et d’Irak aux compromissions avec des régimes dictatoriaux et des monarchies obscurantistes, sans oublier la maltraitance de la cause palestinienne.
En s’engageant dans les mêmes contresens tragiques, symbolisés par l’aventure américaine de 2003 en Irak, nos gouvernants exposent dangereusement une démocratie française déjà bien fragile tant elle est de basse intensité. Affaiblie par un présidentialisme confiscatoire, héritage du bonapartisme français, elle est en effet mal armée pour résister aux tentations autoritaires. Elle est, de plus, gangrénée depuis trop longtemps par la diffusion d’un imaginaire antirépublicain où l’identité supplante l’égalité, où la sécurité s’impose à la liberté, où la peur des autres détruit la fraternité des hommes. Quand l’erreur américaine a surtout malmené le monde, à raison de la puissance des États-Unis, la faute française risque surtout d’abîmer notre pays, de blesser sa démocratie, voire de donner la main à ses fossoyeurs.
« Ayez peur, et je m’occupe du reste », nous dit désormais un Etat de police qui s’impose à l’Etat de droit, érigeant la défiance envers une société pluraliste, vigilante et mobilisée, en principe de survie et de durée. Les terroristes ne pouvaient rêver victoire plus symbolique : l’invite à déserter la démocratie et à déléguer aveuglément notre pouvoir pour mieux le perdre durablement. C’est cet engrenage que nous devons refuser car, plutôt que de nous protéger, il nous fragilise et nous expose. Loin d’être irresponsable, cette position de principe préserve l’avenir.

Préserver l’avenir, tel était le souci du Français qui, durant la Première guerre mondiale, continua de faire entendre, malgré le fracas des armes, l’alarme qu’avait lancée Jean Jaurès. « Vous pensez à la victoire, écrivait-il. Je pense à la paix qui suivra. […] Ne brisez pas tous les ponts, puisqu’il nous faudra toujours traverser la rivière. Ne détruisez pas l’avenir. Une belle blessure bien franche, bien propre, se guérit ; mais ne l’envenimez pas. Défendons-nous de la haine ».
Il se nommait Romain Rolland, et fut lauréat du Prix Nobel de littérature en 1915. L’année où, en novembre précisément, il avait publié le livre qui lui vaudra tant d’anathèmes et de vilénies : Au-dessus de la mêlée. De toute son âme, il y refusait cet unanimisme pour la guerre où des intelligences, aussi bien françaises qu’allemandes, en venaient à renier leur humanité commune, chacune s’arrogeant le privilège de la civilisation contre une barbarie dont le camp adverse aurait le monopole par nature. Refusant « d’englober dans la même réprobation le peuple allemand et ses chefs, militaires ou intellectuels », Romain Rolland fut alors l’un des rares esprits à se dresser contre la haine.
Contre la haine fut jusqu’aux corrections ultimes sur épreuves, le premier titre d’Au-dessus de la mêlée. Quand la paix survint en 1918, avec son lot d’injustices et d’humiliations, la première ébauche d’une conscience universelle prit forme autour de son auteur, tant sa dissidence solitaire sous l’enfer guerrier avait brillé comme une lueur ouvrant une trouée vers le futur. Ce fut la « Déclaration d’Indépendance de l’Esprit », publiée dans L’Humanité du 26 juin 1919, qui compta parmi ses signataires Albert Einstein, Stefan Zweig, Bertrand Russell, Heinrich Mann, Benedetto Croce, Léon Werth, Jules Romains, Pierre-Jean Jouve, Georges Duhamel, Marcel Martinet, Séverine, Upton Sinclair, Rabindranath Tagore, etc. Cet appel à une « union fraternelle » des intellectuels de toutes cultures et de toutes nations contre « l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement aux forces déchaînées » se terminait par l’éloge de « l’Esprit libre, un et multiple, éternel ».
« Je me suis trouvé, depuis un an, bien riche en ennemis, confiait Romain Rolland aux premières pages d’Au-dessus de la mêlée. Je tiens à leur dire ceci : ils peuvent me haïr, ils ne parviendront pas à m’apprendre la haine. » Et d’inviter ensuite ses lecteurs à se « défendre de la haine, qui est plus meurtrière encore que la guerre, car elle est une infection produite par ses blessures, et elle fait autant de mal à celui qu’elle possède qu’à celui qu’elle poursuit ».
A un siècle de distance, en d’autres temps et face à des guerres différentes, c’est la même exigence qui nous requiert et qu’entend porter ce livre : ne pas céder à la haine.
E. P., Paris, décembre 2015.
> Outre cette préface inédite, dans cette nouvelle édition en poche (La Découverte/poche, 6 euros), le texte de Pour les musulmans est précédé et suivi de deux textes écrits au lendemain des attentats qui ont ensanglanté Paris, en janvier puis en novembre 2015.