Je suis l'une des 228 personnes physiques ou morales gratifiées de comptes bancaires occultes dans les fichiers falsifiés de l'affaire Clearstream. Ou plutôt l'une des 227 victimes oubliées par une instruction qui, durant cinq ans, a servi les seuls intérêts privés et partisans de l'apparente 228ème, Nicolas Sarkozy. Voici, maintenant que l'heure est venue du procès public, les éléments du dossier qui me concernent.
J'ai appris le 11 mai 2006, sur le site de L'Express, en découvrant des extraits de la première déposition du général Philippe Rondot, que mon nom figurait sur les faux listings de l'affaire Clearstream. Pour être plus précis, mon patronyme exact, Edwy Plenel, a été inscrit dans cette machination calomnieuse à deux reprises.
D'abord, sur une note manuscrite remise audit général par Jean-Louis Gergorin, le 5 novembre 2003, à une époque où aucune personnalité politique n'est encore gratifiée de faux comptes. Interrogé le 28 mars 2006 par les juges d'instruction sur cette note saisie à son domicile de Meudon, le général Rondot précisera que "ça correspond à la première remise de documents", ajoutant: "Il s'agissait d'une entrée en matière". Il ajoutera – ce qui n'est pas indifférent pour l'issue judiciaire de ce dossier – qu'à cette époque où Dominique de Villepin n'avait pas encore été sollicité par Jean-Louis Gergorin (ce qui ne se fera qu'en janvier 2004), il s'est empressé en revanche de rendre compte de la remise et du contenu de ce document au directeur de cabinet, Philippe Marland, de la ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie. Le général Rondot précisera même lui avoir "montré à cette occasion lesdits documents".
Puis, mais je ne l'ai appris que par la suite, mon nom se retrouve une seconde fois dans l'affaire, présent dans l'ultime envoi anonyme adressé, le 5 octobre 2004, au juge Renaud Van Ruymbeke, chargé de l'instruction du dossier des frégates de Taïwan. Sur les fichiers falsifiés de ce CD-rom, je suis précisément gratifié d'un compte à la Banque cantonale vaudoise de Lausanne, en Suisse, dont le faussaire n'a pas été jusqu'à préciser le numéro.
Enfin, d'autres éléments du dossier judiciaire montrent que mon nom en tant que titulaire d'un compte occulte circulait activement dans les allées du pouvoir, et notamment les services de renseignement. En avril 2006, lors d'une perquisition du bureau du responsable de sécurité de la société Airbus SAS, Marc Deparis, quatre fiches manuscrites seront saisies dont la première commence ainsi: "Plesniel sur la liste. Article dans le monde incriminant un journaliste d'être le corbeau. Fin de l'affaire pour AJ". La troisième fiche reprend le même refrain: "Plesnel est cité dans la liste".
Interrogé, cet ancien commandant de l'armée de terre précisera qu'"AJ" n'est autre qu'Alain Juillet, directeur du renseignement à la DGSE, puis haut responsable à l'intelligence économique au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN). Il ajoutera que, malgré les erreurs orthographiques, il s'agit bien de ma personne et qu'il tenait ces supposées informations de M. Juillet lui-même. Interrogé de nouveau, mais par les policiers cette fois, Marc Deparis répondra "Je ne sais absolument pas" à la question suivante me concernant: "Comment expliquez-vous que M. Juillet connaisse l'apparition de ce nom sur les listings Clearstream alors que M. Van Ruymbeke n'a pas encore reçu cette information".
Quant à Alain Juillet, questionné par les policiers un an et demi plus tard, le 31 janvier 2008, il se défaussera sur un journaliste du Point, affirmant: "Je ne me souviens plus très bien comment j'ai pu récupérer cette information sur Plenel, peut-être lors d'un contact au Bristol avec le journaliste Guisnel, après la parution de l'article du Point" [il s'agit du journaliste Jean Guisnel et des articles qui feront, début juillet 2004, la Une de l'hebdomadaire dirigé par Franz-Olivier Giesbert, accréditant la véracité des faux listings]. Faut-il préciser qu'aucun confrère, du Point ou d'ailleurs, ne m'a jamais alerté de la présence de mon nom sur ces listings. Reste donc qu'au cœur de l'Etat, divers responsables, et non des moindres, à de hauts échelons administratifs étaient informés de la calomnie en ce qui me concerne.
En 2006, une semaine après la découverte des déclarations du général Rondot, je me suis constitué partie civile, mon avocat, Me Jean-Pierre Mignard, adressant le 18 mai un courrier à cette fin aux juges Jean-Marie d'Huy et Henri Pons. Rappelant les faits, il ajoutait: "Edwy Plenel nie avec la dernière énergie toute implication dans une quelconque affaire de corruption. Si les déclarations précitées se confirmaient à la lecture du procès-verbal originel, il s'agirait de faits de dénonciation calomnieuse, de faux et d'usage de faux. Il importera de savoir à quelle date la remise des documents eut lieu, mais également qui en avait connaissance et, enfin, pourquoi leur découverte fut si tardive". Nous arrivons au jours du procès sans avoir, de la part des juges instructeurs, de réponses claires et complètes à ces interrogations.
Puis, le 23 mai 2006, par un deuxième courrier, Me Mignard demandait à ce que je sois entendu par les juges, audition qui aura lieu, sur notre insistance, le 13 juin, au pôle financier du Palais de justice de Paris, sis dans l'ancien immeuble de la rue des Italiens, dans le neuvième arrondissement, qui abritait le quotidien Le Monde jusqu'à son premier déménagement au début des années 1990. Pour l'anecdote, ce rendez-vous ne fut pas sans me rappeler de bons souvenirs: le bureau des juges se trouvait précisément au deuxième étage, là-même où j'ai travaillé sur quelques enquêtes mémorables quand j'étais rédacteur au service Informations générales du quotidien du soir. Ironiquement, le bureau caverneux, tout au fond du couloir, où nous cohabitions à l'époque des affaires du mitterrandisme, dans une ferveur partagée pour notre métier, Bertrand Le Gendre, Georges Marion, Dominique Azicri (notre secrétaire) et moi, y a cédé la place à des toilettes presque luxueuses.
Dans ma déposition, dont seul le site nouvelobs.com fit alors état, je déclarais notamment ceci qui, relu trois ans après, me semble toujours pertinent: "Le premier sens de ma constitution de partie civile est une protestation. Quelles que soient les raisons, je juge inadmissible que ma mise en cause par des calomniateurs et des faussaires ne m'ait pas été communiquée. Je m'aperçois que, depuis la fin de l'année 2003 et, avec plus d'ampleur, à partir de l'été 2004, j'ai été accusé auprès de fonctionnaires et de magistrats de détenir frauduleusement un compte bancaire à l'étranger et de recevoir sur ce compte de l'argent issu de rétrocommissions. Cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant, je vous affirme clairement que je n'ai aucun compte de ce genre ni reçu de fonds de ce type. Mais il me paraît inadmissible qu'au moment où des révélations d'articles de presse citaient des personnes mises en cause et leur permettaient ainsi d'être informées de leur mise en cause dans cette affaire et des investigations menées par M. Van Ruymbeke, nous nous soyons trouvés, moi-même et beaucoup d'autres, dans l'incapacité de nous défendre, alors qu'à partir de fin 2004, il était évident que nous étions victimes d'une dénonciation calomnieuse".
Puis je poursuivais en des termes dont on retrouve l'esprit dans la position que j'ai défendu auprès des médias audiovisuels ces derniers jours, à l'orée du procès – preuve que l'instruction des juges n'a tenu aucun compte de nos demandes. Les voici: "N'étant pas informé de cette calomnie, je ne sais pas quel usage en a été fait et je n'ai pas pu me défendre contre celle-ci. Or, l'article 40 du Code de procédure pénale rappelle à tout détenteur de l'autorité publique qu'il doit faire connaître les faits délictueux qui sont portés à sa connaissance dans l'exercice de ses fonctions. Le citoyen que je suis a été victime d'un délit sans que la justice, à tous ses niveaux, qui était la plus à même de connaître la fausseté de ces faits, ne m'en ait informé ni n'ait pris l'initiative de faire cesser l'infraction. En tant que professionnel de l'information, j'ai le sentiment dans ce dossier, depuis l'existence de ces envois calomniateurs qui ont été révélés par le journal Le Monde au printemps 2004 [ j'en étais alors le directeur de la rédaction et Fabrice Lhomme, aujourd'hui à Mediapart, fut à l'origine de cette révélation], d'une privatisation de cette affaire. C'est comme si cette immense supercherie qui vise tous azimuts, de la mafia russe aux narco-trafiquants en passant par les industriels de l'armement et les services ainsi que toutes autres sortes de personnalités, n'avait concerné que les quelques personnalités politiques qui y sont mises en cause. Cette lecture s'est d'ailleurs imposée auprès d'une partie de l'opinion. Si je me suis constitué partie civile dans ce dossier, c'est aussi pour tenter d'expliquer que cette histoire ne se ramène pas à un règlement de comptes entre politiques, et qu'elle est à la fois pitoyable et plus ordinaire".
Dans la suite de ma déposition, je revenais sur le contexte qui a rendu crédible le texte de la falsification, auprès de personnes apparemment sensées (non seulement, celles qui sont aujourd'hui prévenues, mais également des agents secrets, des policiers, des magistrats, des membres de cabinets ministériels, etc.). Il s'agit de la première affaire Clearstream, celle qui a installé dans l'opinion l'idée que cette chambre de compensation luxembourgeoise aurait abrité clandestinement des comptes bancaires individuels par lesquels auraient transité la plupart des circuits de blanchiment de la finance occulte mondiale. Il est de notoriété publique qu'un différend d'ordre professionnel m'oppose sur ce point, depuis 2001, à Denis Robert, l'inventeur sincère de cette première affaire: d'un simple point de vue factuel, ses démonstrations ne m'ont pas convaincu, fonctionnant à mes yeux par amalgames, constructions et suspicions plutôt que par une démonstration rigoureuse et implacable.
Après avoir rappelé ce contexte, je concluais mon audition par ce résumé: "Ce qu'à ce stade, j'ai compris du dossier, c'est qu'il y a probablement un faussaire qui, par un simple couper/coller, introduit des comptes fantaisistes dans des listings existants. Et ce faussaire rassemble les obsessions de tous ceux avec qui il est en relation: la guerre entre patrons de l'aéronautique, la théorie Clearstream, les règlements de comptes internes à la DGSE et les ennemis supposés des uns et des autres. Cette mystification n'aurait jamais dû prendre cette ampleur. [...] L'ultime raison, après quelques réticences, de ma constitution de partie civile, c'est de défendre l'intégrité d'un journalisme indépendant enquêtant sur la corruption et sur les manquements à la morale publique. Mais cette intégrité suppose qu'en ces temps troublés, nous ne confondions pas la réalité et la fiction".
Depuis cette déposition, je n'ai eu aucune nouvelle des magistrats instructeurs qui ont mené leurs investigations en se préoccupant, pour l'essentiel, d'une seule des 228 personnes physiques ou morales gratifiées de faux comptes – Nicolas Sarkozy qui a cette particularité de ne pas être mentionné, dans les faux listings, sous son patronyme public, mais sous ceux de Nagy et de Bocsa. Les autres victimes n'ont pas été prises en considération tant était grande l'obsession des juges de prouver qu'elles n'étaient là que pour habiller une machination visant le seul Sarkozy – démonstration qui, malgré cinq ans d'investigation, n'a pas abouti. Si elles l'avaient été, la lecture complotiste de cette affaire, telle qu'elle a été imposée à l'opinion par des médias fainéants ou complaisants, n'aurait pas tenu. Car la plupart de ces autres victimes – et j'en suis l'exemple évident – ne rentrent pas dans le cadre pré-construit d'un hypothétique complot destiné à abattre le seul Nicolas Sarkozy.
Me concernant, la seule vérité du dossier, c'est qu'en 2003 et 2004, soit à une époque qui ne fut guère clémente (celle de la crise du Monde suivie de ma démission, ainsi que du procès des écoutes de l'Elysée), diverses autorités constituées, hauts fonctionnaires et officiers publics, ont aimablement fait circuler une calomnie portant atteinte à mon honneur professionnel, sans qu'à aucun moment – et ceci jusqu'à la mi-2006 – je n'en sois averti et sans que la justice en soit informée. Nicolas Sarkozy, la supposée victime principale à en croire les juges, eut droit à bien d'autres précautions et égards: averti très en amont, en 2004, de la présence de son patronyme paternel sur les listings, l'alors ministre de la République eut tout loisir pour suivre les développements de l'affaire et choisir son moment afin de la retourner à son seul profit.