En complément de ma contribution, sur Mediapart, à notre décryptage de l'affaire Clearstream, je republie sur ce blog ma chronique parue, le 12 septembre, dans l'hebdomadaire Marianne. Mon titre originel étant trop long, la rédaction de notre confrère l'avait intitulé Clearstream: une histoire de bonimenteurs. Je restitue ici le titre initial.
Le général Philippe Rondot, ce drôle d'espion qui note ses secrets sur des carnets, baptisa le dossier Clearstream d'un nom de code : « Opération Reflux ». Interrogé par les juges, lors de sa première audition en 2006, sur le pourquoi de cette dénomination, il la justifia par le pressentiment que cette affaire « allait faire des vagues ». Depuis, l'image s'est vérifiée au-delà du raisonnable : quand l'eau fait des vagues, elle se trouble, perd toute transparence, crée des illusions d'optique et voile la réalité précise des fonds marins. Clearstream, c'est cela : une histoire simple que l'on a embrouillé afin de semer la confusion dans l'objectif de servir les intérêts d'une seule des 228 victimes de la falsification des listings de la chambre de compensation luxembourgeoise. Il s'agit évidemment de Nicolas Sarkozy, devenu président de la République non sans l'aide de ce feuilleton dont il s'attacha à préempter le scénario, privatisant à son seul profit quatre ans d'instruction judiciaire. Victime des faux listings, je suis l'une de ces parties civiles oubliées qui, au procès, dénonceront ce déni de justice.
Dans l'immédiat, pour dissiper ce brouillard diffusé pour nous embrouiller, je recommande vivement l'excellente synthèse que vient de publier le journaliste d'investigation Frédéric Charpier, Une histoire de fous (Seuil). Deux faits y sautent aux yeux qui nous éloignent de la légende officielle d'une vendetta villepiniste dont le sarkozysme serait la victime. Charpier nous rappelle que Cleastream, c'est d'abord l'histoire d'un escroc bonimenteur, Imad Lahoud. Le 7 octobre 2002, il sort de la prison de la Santé après y avoir séjourné trois mois et demi, en détention provisoire dans l'affaire du Fonds Volter, fonds spéculatif qu'il a créé avec son beau-père, François Heilbronner. Ce fonds venait de perdre 42 millions de dollars qui, selon divers plaignants, n'auraient pas été perdus pour tout le monde.
Lahoud a donc besoin de se refaire à la fois financièrement – il devra payer une lourde caution pour rester en liberté – et socialement – après avoir atteint la respectabilité, il passe pour un délinquant. Ce point de départ ne doit jamais être oublié pour comprendre la suite. En effet, l'instruction du dossier Volter est mystérieusement toujours en cours et, encore plus bizarrement, confiée à l'un des deux juges qui a instruit l'affaire Clearstream, Jean-Marie d'Huy. Il y a là, à tout le moins, une sorte de conflit d'intérêt pour un magistrat supposé instruire avec équité. Car les légendes inventées par Lahoud n'ont qu'un objectif : trouver des protecteurs, devenir important, retarder l'instruction du dossier Volter.
Libre, Lahoud va vendre une première histoire inventée, au plus haut niveau de l'Etat : il serait capable d'amener les services français jusqu'à Ben Laden - nous sommes un an après le 11 septembre 2001. Ici intervient, le deuxième ressort de l'engrenage qui va rendre crédules divers acteurs dont on aurait pu attendre une plus grande lucidité. Il s'agit de notre général écrivain, Philippe Rondot, sorte d'électron libre du renseignement, placé à la charnière de tous les services et à la main droite du ministre de la défense. D'emblée, avec un empressement qui frise l'imprudence, Rondot donne du crédit à Lahoud. Il l'introduit au cœur du secret d'Etat, amorce son recrutement par la DGSE, continue de lui faire confiance après que l'officier traitant désigné a dégonflé la baudruche, va jusqu'à voyager au Liban en sa compagnie et continue jusqu'en 2005 à suivre ses activités. Clearstream, ici, est secondaire. Pour Rondot, il s'agit de terminer sa carrière sur un coup d'éclat personnel : la capture de Ben Laden qui serait alors son second exploit, après celle de Carlos.
C'est le deuxième point à retenir : l'homme dont les carnets vont accabler Villepin veut faire oublier aujourd'hui qu'il fut celui qui accorda le plus de crédit aux inventions du faussaire Lahoud. Conforté par ce soutien, ce dernier va inventer sa deuxième histoire, après le filon Ben Laden : inscrire dans les vrais fichiers sortis de Clearstream toutes les obsessions, certitudes ou soupçons, des personnages qu'il rencontre, celles de la DGSE, celles des services de police qu'il fréquente aussi, DST et RG, celles de l'écrivain Denis Robert, celles de Jean-Louis Gergorin, orphelin depuis la mort de Jean-Luc Lagardère. Ils vont tous tomber dans le panneau jusqu'à ce que les vérifications du juge Renaud Van Ruymbeke sifflent la fin de la pitrerie, après que lui-même se soit hélas montré trop crédule. Entre temps, à l'été 2004, tout l'appareil d'Etat concerné, Nicolas Sarkozy et Michèle Alliot-Marie comme Dominique de Villepin, savent que des faux listings circulent qui calomnient nombre de citoyens.
Aucun pourtant ne les dénonce à la justice. En ce sens, si Villepin est coupable, ils le sont tous, ministres, généraux et hauts fonctionnaires informés. Tous, Sarkozy compris.