Ce que l’on appelle le journalisme d’investigation est, en réalité, le journalisme en son essence véritable. C’est une pratique du journalisme qui assume jusqu’au bout, non sans risques, la mission de ce métier vis-à-vis du public. C’est pourquoi, avant de répondre à cette question particulière, il importe d’abord de s’accorder sur le journalisme en général, sa signification et sa responsabilité.
À quoi ça sert, le journalisme ? Quelle est son utilité sociale ? Quel est son idéal professionnel ?
1. Le journalisme est au service du droit de savoir
Il s’agit d’un droit fondamental : tout être humain a le droit de savoir ce qui est fait en son nom, tout ce qui est d’intérêt public, tout ce qui concerne sa vie quotidienne. Le libre accès à la connaissance du présent, lequel est indissociable du passé, est une condition indispensable de l’exercice des libertés individuelles et collectives. Sans le respect de cette exigence, nous serions plongés dans la nuit, privés de cette lumière du savoir qui nous permet d’agir en être libres et autonomes. Nous serions aveugles, prisonniers des mensonges, des illusions et des mirages que produisent les propagandes, les idéologies ou les croyances.
Ce droit fondamental est la garantie des autres droits humains, de leur exercice et de leur protection. La démonstration en fut apportée, il y a plus de deux siècles, lors de la Révolution française. Deux semaines avant l’adoption, le 26 août 1789, de la Déclaration des droits de l’homme – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » –, le premier maire de Paris, qui avait été aussi le premier président de l’Assemblée nationale, faisait proclamer, le 13 août, que « la publicité est la sauvegarde du peuple ». Ici, le mot « publicité » n’a rien à voir avec nos pratiques commerciales et marchandes : il est entendu comme le fait de rendre public tout ce qui est d’intérêt public.
Autrement dit, pour conquérir, inventer ou protéger ses droits, le peuple doit au préalable savoir : il doit, par-dessus tout, être librement informé de tout ce qui le concerne. C’est ce qui le protégera – d’où ce mot de « sauvegarde ». À la fin du XVIIIe siècle, quand cette exigence est formulée, l’égalité des droits n’existe aucunement : c’est encore le règne des privilèges de naissance ; il n’y a même pas de droit de vote, encore moins de droits sociaux ; l’esclavage existe toujours et fait la richesse de la France dans ses colonies ; les femmes sont pour longtemps soumises à la volonté des hommes ; la violation des droits des peuples colonisés va se prolonger jusqu’à nos temps contemporains, etc.
Faire ce rappel, c’est souligner que, dans la longue marche de la liberté des peuples et de l’émancipation des individus, la question de l’information est primordiale. C’est d’ailleurs pourquoi les pouvoirs autoritaires, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, font des journalistes leurs premiers adversaires, bien avant leurs opposants politiques déclarés. Tous les conservatismes, accrochés aux privilèges que leur accorde le pouvoir conquis, l’argent accumulé ou l’origine favorisée, redoutent les vérités qui les contredisent et les démasquent. Ils rêvent d’un réel intangible, immuable et immobile, que l’exercice sans entraves du droit de savoir met en péril : car c’est en effet une invitation au changement, au refus de la fatalité et au libre arbitre, à la contestation des injustices et des oppressions.
2. Informer, ce n’est pas produire des opinions
Être un individu libre et autonome suppose d’avoir accès au savoir et à la connaissance. Au-delà des études scolaires, une fois entré dans l’âge adulte, cet accès passe par cette université populaire, ouverte à tous, sans restriction, que sont les médias d’information. C’est grâce à eux que je peux m’y retrouver dans un monde incertain et instable, en perpétuel mouvement, où les certitudes sont ébranlées et les convictions bousculées. Mais cela suppose qu’ils soient fidèles à leur mission première : produire des informations, c’est-à-dire des vérités de fait.
Le journalisme n’est pas l’expression d’opinions. Certes le point de vue, l’éditorial ou le commentaire, font partie de la panoplie journalistique, mais cela ne définit pas notre métier. Avoir des opinions n’est pas le propre du journaliste. Car nous avons tous, quel que soit notre métier et notre milieu, des opinions, raisonnables ou excessives, pertinentes ou délirantes, responsables ou provocantes, etc. Mais le règne des seules opinions ne donne pas accès au savoir et à la connaissance. Il peut même sombrer dans la dictature des opinions, provoquant une guerre de tous contre tous où chacun s’autorise de sa conviction, de son préjugé ou de sa croyance, pour rejeter l’autre, le condamner ou le disqualifier, ne pas écouter ses arguments et ne pas faire droit à ses objections.
Or la responsabilité du journalisme, c’est aussi de nous obliger à penser contre nous-mêmes : nous contraindre à affronter des vérités qui nous dérangent parce qu’elles nous font découvrir des réalités que nous ignorions ou que nous refusions. Le pire ennemi de la vérité n’est pas le mensonge mais la conviction, ce voile de certitude qui nous empêche de voir une partie de la réalité, celle qui ne s’accorde pas avec nos préjugés. Dès lors, l’immense, difficile et douloureuse, mission du journalisme, c’est de nous apporter des informations, recoupées, vérifiées, sourcées, qui sont autant de vérités factuelles composant le puzzle du réel. Et les vérités les plus précieuses seront celles qui vous nous obliger à regarder ce que nous nous refusions de voir.
Cette exigence est plus essentielle que jamais. À l’heure des réseaux sociaux, des monopoles étatsuniens qui les contrôlent et des échanges immédiats qu’ils favorisent, le danger est que l’opinion submerge l’information. C’est aujourd’hui la ruse des pouvoirs injustes, oppresseurs et dominateurs. Elle a été théorisée par les forces qui soutiennent Donald Trump. « Inonder la zone de merde », n’a pas hésité à recommander, avec la grossièreté et la violence qui le caractérisent, l’idéologue fasciste nord-américain Steve Bannon. Ce qui signifie : détruire la vérité des faits par la dictature des opinions les plus transgressives, les plus radicales, les plus folles, les plus délirantes, les plus complotistes. Ce que Donald Trump a lui-même appelé, dans un euphémisme, des « faits alternatifs », c’est-à-dire des mensonges invétérés.
3. Les informations les plus inédites sont les plus utiles
L’accès à des connaissances inédites augmente notre liberté de choisir et d’agir. En nous rendant moins dépendants de nos certitudes, il nous libère des contraintes qui nous entravent. En nous faisant découvrir des réalités ignorées ou des mondes inconnus, il nous met en mouvement, nous sort de l’apathie ou de l’indifférence, nous réveille et nous éveille. Dès lors, l’information la plus utile sera celle qui m’ouvre des possibles inimaginables, des horizons improbables, des promesses impensables.
C’est en ce sens que ce que l’on appelle le journalisme d’investigation est au cœur de l’idéal professionnel des métiers de l’information. Par l’enquête de terrain, par la recherche de secrets inavoués, par le dévoilement de vérités interdites, il met au jour ce que les pouvoirs étatiques, économiques ou idéologiques, cachent afin de protéger leurs intérêts privés de la curiosité publique. C’est ainsi qu’il révèle les contradictions entre les discours et les actes, les atteintes à la probité et à l’éthique, la corruption à l’abri de la puissance, les abus de pouvoirs et les conflits d’intérêts, les actes criminels cachés par les mensonges de la propagande, etc.
Pratiquer ce journalisme, c’est affirmer que notre métier ne s’exerce pas au profit du propriétaire du média ou de la puissance étatique, mais au bénéfice du public, et de lui seul. C’est pourquoi ce journalisme-là s’accompagne de la défense intransigeante de l’indépendance du journalisme dont la mission d’intérêt public ne doit être entravée par aucun intérêt privé. Cela ne signifie pas que ce journalisme serait au-dessus des lois, irresponsable et intouchable. Mais cela signifie qu’il rend compte de son travail dans ce cadre principiel qui fonde une jurisprudence démocratique de l’information.
C’est ainsi qu’en France, quand nous sommes poursuivis en justice par des personnes que nos révélations ont dérangées, nous plaidons devant les tribunaux la « bonne foi » de notre travail. Cette « bonne foi » signifie le respect par nos enquêtes de trois exigences professionnelles qui justifient les informations révélées : d’abord, la légitimité du but poursuivi, autrement dit le fait que les informations sont d’intérêt public (fidèles au droit de savoir) ; ensuite, le sérieux de l’enquête, autrement dit les preuves d’un travail de recherche (sources, documents, témoignages, etc.) ; enfin, le respect du contradictoire et la modération dans l’expression (souci de la réaction des personnes ou institutions mises en cause).
4. Le journalisme d’investigation est un journalisme d’impact
Révéler, c’est tendre un miroir à la société pour qu’elle prenne vraiment conscience d’elle-même, au-delà des préjugés et des ignorances. C’est donc la mettre en mouvement en créant un déplacement des opinions qui ouvrira le champ des possibles, ébranlant les fatalités et les immobilités d’un monde sinon enfermé dans ses illusions ou ses mensonges.
Telle est l’utilité véritable du journalisme, acteur politique du scandale de la vérité. Elle est au ressort d’un métier dont l’éditorial, le commentaire ou le parti pris ne sont pas les genres essentiels. Ses armes premières sont l’enquête, le reportage et l’analyse. J’ai cherché, j’ai trouvé, et je vous démontre. J’ai vu, j’ai écouté, et je vous raconte. J’ai appris, j’ai compris, et je vous explique. Trois genres primordiaux, pas un de plus, où se joue notre défi professionnel : donner du sens, faire comprendre, offrir une intelligibilité, mettre en perspective, éclairer et approfondir.
« Un journaliste en possession de faits est un réformateur plus efficace qu’un éditorialiste qui se contente de tonitruer en chaire, aussi éloquent soit-il », résumait au début du siècle dernier Robert Park, journaliste américain devenu sociologue emblématique à l’université de Chicago. Que cet idéal à la fois professionnel et démocratique tienne du mythe de Sisyphe, souvent déçu et toujours recommencé, ne l’épuise pas pour autant. Car il recouvre un apprentissage politique élémentaire pour rendre une société vivante : savoir affronter des difficultés, plutôt que les taire.
« Chien de garde de la démocratie », ainsi que l’a appelé la Cour européenne des droits de l’homme, le journalisme n’est pas là pour endormir avec les bonnes nouvelles qui aseptisent et rassurent. Sa pédagogie est d’inquiétude et de défi. Tout comme un élève ou un étudiant apprend en se coltinant des problèmes, en essayant de les résoudre et de trouver par lui-même les solutions, le peuple souverain progresse en découvrant ce qui contrarie ses espérances, en rencontrant des obstacles et en cherchant à les dépasser.
Des affaires de corruption mafieuse aux violences sexistes et sexuelles, en passant par mille autres sujets d’intérêt public, ce journalisme revendique et assume l’impact de ses révélations.
Agrandissement : Illustration 1
5. Mediapart est le laboratoire d’un journalisme menacé
Créé en mars 2008, Mediapart est un journal d’information en ligne qui dépend du seul soutien de ses lecteurs. Aucune subvention étatique, aucun mécénat privé, aucune recette publicitaire, aucun actionnaire capitaliste : entreprise très profitable, de façon continue depuis quatorze ans, ce média ne vit que des abonnements, sa seule recette. Il est aujourd’hui solidement installé à la troisième place des quotidiens d’information français, derrière Le Monde et Le Figaro, et son indépendance économique est protégée par une structure non lucrative, le Fonds pour une presse libre, qui en a le contrôle.
Mediapart doit ce succès entrepreneurial à la défense intransigeante de ce journalisme d’enquête et d’impact, face à tous les pouvoirs, politiques ou économiques, sans aucune exception. Nos nombreuses révélations, dont la plus connue est l’affaire des financements libyens, qui vaut aujourd’hui une peine d’emprisonnement à l’ancien président français Nicole Sarkozy, ont rencontré l’attente du public parce que nous avons défendu la valeur de l’information. Une valeur qui est à la fois politique (l’exigence de démocratie) et professionnelle (l’exigence de vérité).
Mais ce succès ne doit pas faire illusion : ce que nous défendons est aujourd’hui attaqué de toutes parts par des pouvoirs étatiques et des puissances économiques qui n’aiment pas la liberté car elle menace leurs privilèges. Plutôt que de s’en plaindre, prenons ces attaques comme des compliments : elles montrent combien ce journalisme d’intérêt public est à l’avant-garde du combat des peuples pour leur souveraineté.
S’il en fallait une ultime preuve, immensément tragique, l’hécatombe sans précédent historique de journalistes palestiniens assassinés par l’armée israélienne à Gaza l’a apportée. Ces confrères et ces consœurs sont morts parce que leur travail, en servant la vérité des faits, dévoilait le crime contre l’humanité en cours. Une vérité que leurs assassins n’ont pas réussi à tuer : l’opinion mondiale comme la justice internationale savent qu’un génocide a eu lieu dans la bande de Gaza.
Ils ne sont pas morts en vain. Le moins que je puisse faire pour honorer leur mémoire, c’est de leur dédier ce plaidoyer en défense de notre métier commun.
–––––––––––
Pour prolonger :
Le site du Al Jazeera Media Insitute et la présentation (en anglais) du numéro 39 de sa revue où est parue ma contribution.
Une sélection des (nombreuses) investigations de Mediapart concernant le Qatar (ainsi que les Émirats) :
- La menace des dossiers qataris (dans les affaires judiciaires de Nicolas Sarkozy)
- Qatar : le mondial de trop (dossier sur la Coupe du monde de football masculin de 2022)
- Le Qatar soupçonné d’avoir ciblé Mediapart dans une opération mondiale de hacking
- ONU, Qatar, Macron : les opérations secrètes du Sheikh Matar, agent des Émirats