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Billet de blog 24 juillet 2008

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La Légion d'honneur de Monsieur Courbet

Dans le débat sur la révision constitutionnelle, certains ne comprennent pas que l'on se positionne, comme ce fut notre cas, non seulement par rapport au contenu apparent de la réforme, mais aussi par rapport à la pratique réelle du pouvoir de celui qui la promeut. Je pense pourtant que c'est la seule démarche réaliste, voire même pragmatique. Avant d'y revenir plus avant, démonstration en forme de promenade avec Gustave Courbet et de détour par la Légion d'honneur.

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Dans le débat sur la révision constitutionnelle, certains ne comprennent pas que l'on se positionne, comme ce fut notre cas, non seulement par rapport au contenu apparent de la réforme, mais aussi par rapport à la pratique réelle du pouvoir de celui qui la promeut. Je pense pourtant que c'est la seule démarche réaliste, voire même pragmatique. Avant d'y revenir plus avant, démonstration en forme de promenade avec Gustave Courbet et de détour par la Légion d'honneur.

Dans notre république monarchique, les promotions de la Légion d'honneur sont toujours instructives. Ainsi, au chapitre de la privatisation accélérée du pouvoir, rejoignant les records de ses prédécesseurs, voire les dépassant si l'on tient compte du rythme de cette appropriation, il n'a pas été suffisamment remarqué que Nicolas Sarkozy, à l'occasion de la fête nationale et sur son contingent présidentiel, a fait chevalier de la Légion d'honneur une magistrate aux affaires familiales du tribunal de Nanterre, Nicole Choubrac. Tout comme il distingua Ingrid Betancourt. Mais l'acte de bravoure de cette magistrate est sans commune mesure avec celui de l'ex-otage franco-colombienne: elle a prononcé dans son bureau le divorce des époux Sarkozy, Nicolas et Cecilia, en octobre 2007! D'un divorce à un mariage, on trouve dans la même promotion, élevé au rang d'officier, le publicitaire Jacques Séguéla qui organisa, peu de temps après cette séparation, le dîner en forme de « blind date » (dixit l'intéressée), autrement dit de rendez-vous arrangé, où le président de la République commença son idylle avec Carla Bruni.

Il est des Légions d'honneur fort respectables, et sans doute en est-il parmi les estimables lecteurs et lectrices de Mediapart. Des décorations qui distinguent l'abnégation du service public, l'engagement dans la Résistance, les servitudes militaires, les œuvres artistiques, le dévouement et la bravoure, la rectitude et la droiture, la reconnaissance d'une injustice, les dettes de mémoire, etc. Mais ce n'est pas faire injure à ceux-là que de s'interroger sur le dévoiement, profitant à d'autres, de ces justes reconnaissances et distinctions en colifichets et boutonnières offerts aux courtisans, obligés et serviteurs, non pas de la République comme bien collectif mais de la seule personne qui, un temps, parfois bien long, la préside. Evidemment, ce détournement n'est pas propre au présidentialisme, et un essai subtil d'Olivier Ihl a su interroger cette originale persistance de l'esprit d'Ancien Régime au sein de la République depuis sa renaissance véritable, avec la Troisième du nom (Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Gallimard, 2007). Mais le présidentialisme accentue et amplifie indiscutablement sa dimension privative, à la mesure de l'inévitable diffusion d'un esprit de cour. 

Dans l'ample promotion du récent 14 juillet, on trouve donc quelques égarés, oublieux des règles de distance et d'indépendance qui, en théorie, fondent et légitiment leur identité professionnelle. L'intellectuel supposément critique et le journaliste supposément libre ne devraient-ils pas s'entêter à refuser ces distinctions étatiques qui les annexent, les apprivoisent et les circonviennent? On connaît l'habituelle moquerie des rédactions indociles: le pire, ce n'est pas de recevoir la Légion d'honneur, c'est de la mériter. Ainsi donc, en ce quarantièrme anniversaire de Mai 68, deux décorés témoignent d'une conversion à l'ordre existant à rebours de leurs foucades juvéniles: Blandine Kriegel, déjà promue commandeur, soit le troisième grade, et André Glucksmann, promu officier sous Sarkozy après être entré dans la carrière légionnaire en 1995, sous Chirac et Juppé. Quant à notre métier, chaque fournée égrène quelques noms symbolisant sa prise en otage. On remarque, cette fois, ceux de Ruth Elkrief, nommée chevalier au titre de ses "vingt-trois ans d'activités professionnelles", ou de Philippe Reinhard, qui l'an dernier tenait à expliquer La politique pour les nuls (First Editions). Sans compter un transfuge, dont le récent passage dans la presse fut précédé d'un rapport peu amène pour la Toile commandé par l'actuel président de la République: Denis Olivennes, nouveau patron du Nouvel Observateur après avoir été celui de la FNAC.

En ces temps parfois résignés, où l'accomodement devient une vertu et le refus un sectarisme, mon entêtement à voir dans ces petites faiblesses de grands abandons paraîtra sans doute excessif. Pour ma défense, je veux rappeler l'attitude, sur cette question précise de la Légion d'honneur, d'un artiste que, cette année, la France officielle a célébré avec éclat: Gustave Courbet – l'exposition est actuellement à Montpellier après Paris. Le 22 juin 1870, soit dans les toutes dernières semaines du Second Empire, paraît le décret officiel attribuant la Légion d'honneur au peintre. Le 23 juin, par une lettre ouverte au ministre des Beaux-Arts, publiée dans Le Siècle, Courbet refuse catégoriquement. Un petit éditeur élégant a publié en 2007 non seulement ce texte mais les brouillons qui l'avaient précédé (Gustave Courbet, Lettre au ministre des Beaux-Arts, L'échoppe, Paris).

J'en retiens deux passages, en forme d'envois aux récents journalistes décorés et à leurs imitateurs de demain. D'abord, la fin du brouillon daté du 22 juin 1870: "M. le rédacteur, en terminant cette petite profession de foi, permettez-moi cette réflexion: si le hasard vous appelait à la foire d'Ornans, vous observeriez que tous les plus beaux moutons de la foire sont marqués d'un coup de craie rouge sur le dos. Les gens naïfs et bien intentionnés qui ignorent les lois de l'agriculture et des arts s'imaginent, dans leur simplicité et leur candeur pastorale, que c'est un hommage qu'on rend à leur beauté. Mais, hélas! Ils ne savent pas que le boucher les a marqués pour les tuer!!!!" 

Ensuite, la superbe chute de la version définitive, publiée par Le Siècle: "Souffrez donc, Monsieur le ministre, que je décline l'honneur que vous avez cru me faire. J'ai cinquante ans et j'ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence libre: quand je serai mort, il faudra qu'on dise de moi: celui-là n'a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n'est celui de la liberté."

On le sait: avec Courbet, ce n'était pas paroles en l'air. Quelques mois plus tard, il fut de la Commune de Paris, élu du sixième arrondissement, et le paya du prix fort, emprisonné, réprouvé et exilé. Intègrement fidèle, jusqu'au bout, à la promesse qu'il s'était faite, en 1848, autre année de belle espérance avant les basses trahisons: "Dans notre société si bien civilisée, il faut que je mène une vie de sauvage. Il faut que je m'affranchisse même des gouvernements. Le peuple jouit de mes sympathies."

Aujourd'hui encore, Courbet le sauvage nous aide à vivre, à aimer et à lutter, quand tant de ses contemporains décorés, promus et flattés par leur époque ont sombré dans un juste oubli. Alors, oui, bonjour Monsieur Courbet!

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