De l'appel Nous ne débattrons pas, rassemblement exceptionnel, à notre cahier spécial en kiosques, opération inhabituelle, Mediapart s'est porté en tête du combat contre le poison de l'identité nationale, cette machine de division et d'exclusion. Par conviction bien sûr. Mais aussi par fidélité à une certaine idée du journalisme. Un détour en apporte la preuve, détour que j'ai proposé récemment aux lecteurs de Marianne sous le titre La France de Londres et qu'il m'a semblé juste de partager, aussi, avec ceux de Mediapart.
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Mesdames et messieurs du tribunal de l'identité nationale, tout journaliste digne de ce nom est un mauvais Français qui s'ignore. Prenez celui-ci. Une vedette reconnue, aucunement un dissident. Sinon un conservateur, du moins un modéré. Pas du tout révolutionnaire, même pas radical. Soucieux de sa bonne réputation, peu porté sur la polémique, d'abord préoccupé des hauts tirages et des fortes audiences garantis par son nom et son talent. Et pourtant...
Parti en reportage, ce Français dans l'âme, convaincu des bienfaits civilisateurs de la Grande Nation, persuadé que la France élève à elle seule la beauté du monde, prétend soudain découvrir l'ordinaire d'un mensonge. Non plus les idéaux de « Liberté, Egalité, Fraternité », mais leur trahison. Non pas la République des droits de l'homme, mais son démenti. Et, du coup, au prétexte de bien faire son travail, il raconte ces fariboles, au risque de nuire au drapeau.
Précieuse pièce à conviction pour les modestes ouvriers de l'identité française que nous sommes, l'ouvrage qui atteste de son entreprise anti-française, de sa malfaisance et de sa turpitude commence par ces lignes : « Voici un livre qui est une mauvaise action. Je n'ai plus le droit de l'ignorer. On me l'a dit. Même, on me l'a redit ». Confirmant l'absence de circonstances atténuantes, cet aveu bravache, mesdames et messieurs du tribunal, ne témoigne-t-il pas d'un entêtement coupable dans le dénigrement antinational ?
Jugez-en, car voici la suite, qui atteste d'une audace sans nom et, sans doute, d'une infiltration par des idées étrangères à l'âme française, d'une incompréhension foncière de cette inimitable « pensée française » dont notre président de la République et notre premier ministre nous disaient encore récemment que tout Français véritable savait la reconnaître d'instinct.
Ecoutez, lisez donc ce renégat : « On m'a également appris différentes autres choses : que j'étais un métis, un juif, un menteur, un saltimbanque, un bonhomme pas plus haut qu'une pomme, une canaille, un contempteur de l'œuvre française, un grippe-sous, un ramasseur de mégots, un petit persifleur, un voyou, un douteux agent d'affaires, un dingo, un ingrat, un vil feuilletoniste. Et quant au seul homme qui m'ait appelé maître, il désirait m'annoncer que j'étais plutôt chanteur qu'écrivain ».
Trêve de moquerie, car l'affaire, ce poison du supposé débat sur l'identité nationale, n'est pas seulement sérieuse, elle est surtout dangereuse. Ces mots sont les premiers de Terre d'ébène, le grand reportage d'Albert Londres sur l'Afrique occidentale française, paru en 1929. Un livre en forme de réquisitoire sur la servitude coloniale, le travail forcé, le déni de la justice, l'inégalité instituée, etc. « Tout ce qui porte un flambeau dans les journaux coloniaux est venu me chauffer les pieds », ajoute Londres.
Or c'est dans le même avant-propos de ce livre qu'on trouve la formule désormais canonique, communément citée par les journalistes pour défendre leur indépendance professionnelle et leur liberté critique – la plume dans la plaie. Rappel qui mérite une citation intégrale : « Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».
Entêté, Albert Londres y revient dans l'épilogue, élargissant le propos au-delà du journalisme professionnel pour viser à la responsabilité civique : « Flatter son pays n'est pas le servir, et quand ce pays s'appelle la France, ce genre d'encens n'est pas un hommage, mais une injure. La France, grande personne, a droit à la vérité ». Si vous n'avez rien manqué des récurrentes bessonneries, qui sonnent la perdition morale d'une présidence et d'un gouvernement, vous aurez compris ce que l'autorité d'Albert Londres nous autorise à en dire.
Tout simplement que ce pouvoir injurie la France. Qu'il l'insulte et l'abaisse. Qu'il l'ignore et la malmène. Et qu'au contraire, critiquer la France, c'est l'aimer. La vouloir, la revendiquer, l'exiger. Et ne pas supporter qu'on la critique, c'est, à l'inverse, la déserter. Oui, il y a une façon très française de vouloir la France qui est toute de réclamation, d'inquiétude et d'ambition. Entier, ce désir-là est impétueux. Ses critiques sont d'élévation. Rien à voir avec les refrains du déclin, ces déplorations d'amertume, ces lamentos d'aigreurs. Ceux qui les entonnent disent leur perte de confiance dans leur pays et dans son peuple, au point de rabaisser le premier et de redouter le second.
C'est cela la France de Londres, qu'il s'agisse du nom d'un journaliste ou de l'appellation d'une ville : contre la nécrose nationaliste et identitaire, défendre une certaine idée de ce pays, toute de hauteur et d'exigence, et, par conséquent, d'ouverture à la diversité des mondes et des humanités.
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Post-scriptum: confirmation entêtée que cette conception du journalisme rejoint une certaine idée du monde, on retrouvera, sur le site du Prix Albert-Londres, la présentation par Marie-Monique Robin (distinguée par ce prix en 1995) de son film Torture Made in USA, diffusé en exclusivité sur Mediapart ces deux derniers mois.