Surtout, ne manquez pas Michel Vinaver. C’est, depuis un demi-siècle, notre récitant majeur. En bonne classification langagière, on dirait un dramaturge. Je préfère dire un écrivain: un auteur, tout simplement, qui, après s'être essayé au roman, a choisi la pièce de théâtre comme forme privilégiée. Le théâtre comme l’atelier qui convient à son style, à son exigence. Or 2008 s’annonce comme une année Vinaver, de Paris à Louviers et Evreux, en passant par Villeurbanne. Normal: l’œuvre qui transcende l’événement de Mai 1968 n’est autre que Par-dessus bord, pièce magistrale et immense.
L’intégrale de Par-dessus bord de Michel Vinaver est jouée, actuellement et jusqu’au 13 avril, au TNP de Villeurbanne. On la retrouvera ensuite, du 17 mai au 15 juin, à Paris, au Théâtre national de la Colline. Mais il y a aussi, et jusqu’au 1er avril, 11 Septembre 2001, le dernier opus d’une œuvre que son auteur juge désormais achevée, monté à la Scène nationale Evreux Louviers. Ainsi que sa première pièce, Les Coréens, jouée dans le même lieu, à partir du 27 mars et jusqu’au 1er avril, par une troupe coréenne venue spécialement de Séoul. Enfin, il y aura début 2009 Vinaver par Vinaver avec l’entrée au répertoire de la Comédie française de L’ordinaire, mise en scène par l’auteur lui-même.
Pour vous donner envie d’y aller voir, je vous livre ici un texte écrit à la demande de Michelle Henry qui a conçu la gazette éditée par la Scène nationale d’Evreux Louviers à l’occasion de cet événement Vinaver où sa première et sa dernière pièce font boucle. Si vous êtes pressé, vous pouvez aussi le télécharger en format PDF. Le titre originel était Michel Vinaver, notre historien. Le voici donc:
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Racontant sa rencontre inopinée, à Paris, en 1986, avec Les Coréens, An Chi-Un, futur traducteur de la pièce de Michel Vinaver, souligne cette évidence : son antériorité. C'est, écrit-il, « la première œuvre écrite par un écrivain étranger sur la guerre de Corée ». Or l'on pourrait dire pareillement de tout le théâtre de Vinaver. Il est premier, sans lignée ni héritage. 11 septembre 2001, sa toute dernière pièce, est aussi la première œuvre écrite, dans quelque langue que ce soit, sur l'événement dont l'ombre portée s'étend encore sur le présent du monde. C'est cette piste que l'on voudrait suivre ici, l'Histoire, la grande, qui traverse souterrainement la petite histoire, à hauteur de banale humanité, qu'apparemment, nous raconte Vinaver. Après tout, les huit tomes de son Théâtre complet (Actes Sud et L'Arche, 2002-2005) s'ouvrent par la guerre froide qui menaçait de dégénérer en Troisième guerre mondiale - Les Coréens justement - et se terminent par l'actuelle « guerre contre le terrorisme » qui est venue la remplacer dans l'imaginaire impérial depuis 2001.
Vinaver, ce serait donc notre histoire, notre présent : le récitant inlassable, depuis un demi-siècle, des fracas de notre temps. Cet énoncé est à rebours de l'image convenue sur ce théâtre, le plus souvent réduit à l'ordinaire ou au quotidien. Mais c'est un piège que nous tend l'auteur, une ruse où se cache la puissance et l'éternité de son œuvre. Antoine Vitez avait su la débusquer, dès 1989, en présentant L'émission de télévision, autre pièce de Vinaver, au Théâtre de l'Odéon, à Paris. « Vinaver, écrivait-il, nous embrouille avec la vie quotidienne. On a dit, pour qualifier son œuvre, cette expression vulgaire : le théâtre du quotidien, un théâtre du quotidien. Mais non : il nous trompe ; ce n'est pas du quotidien qu'il s'agit, c'est la grande Histoire ; seulement, il sait en extraire l'essence en regardant les gens vivre. »
Car ce qui vaut à l'évidence pour Les Coréens ou pour 11 septembre 2001 est applicable à l'ensemble du théâtre de Vivaner. Les Huissiers, la pièce dont l'écriture, en 1957, suit d'un an la création des Coréens, évoque explicitement la guerre d'Algérie et l'agonie de la IVe République depuis les couloirs et les bureaux d'un ministère, avec sa farandole de préposés et de politiques, de petites mains et de grands bavards. Ecrite en 1959, Iphigénie Hôtel joue des résonances entre des désordres vacanciers en Grèce et une crise politique en France - le retour de De Gaulle au pouvoir, en mai 1958. Mais à cette trilogie inaugurale, il faudrait ajouter, après l'éclipse des années 1960 interrompue par le feu d'artifice de Par-dessus bord (1967-1969), où tout se mêle et s'emmêle dans une sarabande qui est en écho poétique avec l'histoire en actes d'alors, celle de 1968, toutes les pièces qui suivent. Oui, toutes. Car rien de ce qui fut et de ce qui est encore au cœur de notre histoire immédiate n'a été oublié ou épargné par Vinaver : le chômage, l'usine, la télévision, l'atelier, les bureaux, la grève, la compétition, l'argent, la concurrence, le capital, le travail, le voisinage, le crime, la liberté, les catastrophes, le fait divers...
On tiendra donc pour acquis que Vinaver est notre récitant majeur et que, dans longtemps, qui voudra mieux connaître notre temps, se familiariser avec ses mots et son tempo, comprendre intuitivement notre époque comme l'on partage une musique, lira avantageusement cette œuvre-là, plus que toute autre. Reste alors un mystère qu'il faut tenter d'élucider, ne serait-ce que pour justifier cette prophétie : comment cela tient si fort, déjà ? pourquoi il dure, ce théâtre-là ? d'où vient sa résistance à l'usure du temps ? qu'est-ce qui fait qu'une pièce française écrite en 1955 sur une guerre immensément lointaine et meurtrière puisse encore être intimement perçue et reçue, cinquante ans plus tard, dans la langue même, le coréen, de l'Histoire qui en fut le déclencheur ?
Car la tentative de Vinaver aurait aussi bien pu échouer : d'autres tentent de se coltiner l'aujourd'hui de l'Histoire, et ça retombe vite, et ça ne tient pas debout. Comment expliquer cet éclat si particulier, ce style et cette marque Vivaner, qui fait qu'en allant regarder de nos jours A la renverse, pièce écrite en 1979 après l'épopée ouvrière des Lipp, ou L'émission de télévision, pièce écrite en 1988 avant l'éclatement commercial de l'offre télévisuelle, on a ce sentiment incroyable d'actualité totale et de présence inouïe - les délocalisations et la globalisation pour A la renverse, la télé-réalité et son loft pour L'émission de télévision ?
Sauf à statufier Michel Vinaver en visionnaire extralucide, il faut donc s'efforcer de comprendre. C'est encore An Chi-Un qui indique la piste à suivre. Evoquant l'étrange résonance des Coréens, il souligne, d'une part, que « le langage de cette pièce n'est pas politique » et, d'autre part, qu'elle est fort éloignée de « la réalité concrète » de la guerre de Corée. Ni politique, ni réalité... Quel paradoxe puisqu'en apparence, c'est bien la trame d'un événement politique et le tissu d'une réalité vécue qui font le grain de la pièce ! Nous approchons du secret de l'invention Vinaver : une politique qui n'en a pas l'air, une réalité qui n'y ressemble pas ; et, au final, pourtant, une interpellation politique qui n'en finit pas et une universelle réalité qui ne se dérobe pas.
Se provocant lui-même dans un Auto-interrogatoire datant de 1972-1973, Vinaver affirme qu'il n'a pas de positions politiques, avant de poursuivre par ce démenti aussi ironique qu'explicite : « Ecrire c'est pour moi chercher à y voir un peu plus clair. C'est "interroger" la réalité, notamment celle dite politique. Faire cela est, me direz-vous, un acte politique. Oui, tout à fait. Alors... ». Ailleurs, en 1982, récusant « un théâtre des idées » - parce qu'il en va, dit-il, « des idées comme de la beauté : si ça vient, c'est par dessus le marché » -, il prolonge sa maïeutique : « Et si le théâtre des idées était un théâtre qui remue les idées du spectateur ? Qui ne laisse pas en place nos idées, qui les met en branle ? » Enfin, en 1988, il livre la clé de sa relation au réel, semblable à celle du premier artiste qui peignit une main sur la paroi d'une grotte : l'imitation, tout simplement. « L'objet qui imite le réel n'a rien à voir avec le réel, explique-t-il. Ce n'est pas le semblable, ou même la ressemblance, c'est autre chose. Cette tentation d'atteindre le réel, qui ne peut jamais aller jusqu'à l'aboutissement, est sans doute ce qui fait que le théâtre, plutôt que toute autre forme, est mon lieu ».
Chez Vinaver, la politique, ce serait donc une question. Et la réalité, une imitation. Autrement dit, il interroge et il déplace. Crée du décalage, suscite un déséquilibre. Avec un doigté infini, mélange de tact, de douceur, d'écoute et d'élégance, de souplesse et de distinction, il travaille les interactions, les contradictions, les fuites et les silences. Loin des déterminismes rassurants, des logiques figées et des issues prévisibles, il offre une histoire ouverte, au plus près des individus qu'il s'acharne à sauver d'une Histoire qui s'écrirait sans eux, malgré eux, contre eux. Sa politique est de liberté, libertaire dans l'âme, réfractaire par principe. A rebours de l'édification et de l'abêtissement, en d'autres termes de la ligne juste et du bon sentiment.
Dès Les Coréens, Roland Barthes avait su discerner cette radicale nouveauté de Vinaver. Son théâtre dérangeait les vulgates d'alors en raison de sa relative imprécision politique. Si l'on ne pouvait le classer ou l'étiqueter facilement, c'est forcément qu'il était sinon réactionnaire ou rétrograde, du moins insuffisamment conscient ou engagé. Et, dès lors, à côté ou en dehors de l'Histoire en marche, de ses urgences et de ses défis. Faisant litière de ces préjugés automatiques, habituels dès qu'il s'agit d'inclassables ou d'irréguliers, Barthes n'hésita pas à comparer Michel Vivaner à Charlie Chaplin : « univers sans procès », le monde de Charlot, soulignait-il, n'en est pas moins « un univers profondément orienté », tout comme la politique de Vivaner « consiste à retrouver les rapports réels des hommes, débarrassés de toute décoration psychologique ». Et Barthes de saluer l'avènement d'un théâtre « aussi éloigné du prêchi-prêcha jdanovien que du psychologisme bourgeois », nous libérant salutairement du règne « des œuvres bénisseuses ou révoltées, comme s'il n'y avait pas d'autre issue esthétique aux malheurs humains que l'Ordre ou la Protestation ».
Comme Chaplin, Vinaver s'est inventé un langage. Le langage adéquat à son propos. Son propre langage, à nul autre semblable. L'aujourd'hui de sa langue où se joue, pour toujours, son art. De l'Histoire qu'il raconte à l'Histoire qu'il traverse, c'est le secret de sa résistance. Car se coltiner avec l'Histoire, c'est d'abord se coltiner avec soi-même. Evoquant sa manière de se mesurer avec l'Histoire dans ses livres, l'écrivain Antonio Tabucchi - autre irrégulier, autre inclassable - confie ceci que pourrait aussi bien signer Vinaver : « Etre engagé, c'est d'abord être engagé avec soi-même, ce qui signifie être sincère ». Et pour un auteur, cet engagement-là se joue essentiellement dans l'écriture, le style, la langue. Des Fables de La Fontaine à Vie de Rancé de Chateaubriand, en passant par La sorcière de Michelet - pour s'éloigner sciemment du théâtre -, l'éternité des classiques tient à cette invention : une langue, une parole, une sincérité. Et, à cette aune, Vinaver est d'ores et déjà un classique.
Son style, c'est un « couper/coller », inventé bien avant que l'ordinateur individuel ne nous habitue à cette pratique. Travail de fragments, collage de morceaux, assemblage de phrases, collation de coupures, éclatement de voix, etc. : Vinaver colle, juxtapose, superpose, tisse et mélange, indéfiniment. Il suit des traces, des indices, des miettes - de mots, de vies, de situations. Or l'extrême modernité de cette écriture rejoint les recherches pionnières des historiens qui, à l'instar d'Alain Corbin ou de Carlo Ginzburg, sont partis glaner l'Histoire dans ses interstices, chez ses anonymes, parmi ses rebuts ou ses silences, ses impasses ou ses évidences.
Cette façon d'être apparemment hors sujet mais de frapper au plus vif, cette manière de disperser pour mieux rassembler, cette légèreté en somme est un art tout d'exécution. Il y a, chez Vinaver, une esthétique du langage qui rejoint - j'ose ce mot qui lui fera sans doute horreur - la moralité du propos. Il refuse de prêcher tout comme il ne cherche pas à émouvoir. Distance, raideur, rigueur. Depuis que je les fréquente, l'œuvre et son auteur, me revient sans cesse cette phrase d'Albert Camus qui, le premier, sut entrevoir le Vinaver que nous avons fini par admirer. C'était en août 1944, à propos d'un autre théâtre, celui de la presse et du journalisme. Mais c'était la même histoire, de liberté et de hauteur, d'exigence et d'insolence : « Elever ce pays en élevant son langage ».
C'est ce que Michel Vinaver a su faire. Pour notre bonheur, pour notre histoire.