La liberté leur deviendrait-elle insupportable? Internet en général et Mediapart en particulier sont la cible des attaques de Raphaël Enthoven, qui fait profession de philosophe dans le monde médiatique. Rappel du contexte, suivi de ma réponse.
En prévision de rencontres qu'il organisait à Rennes à la mi-avril et d'un débat sur «les excès de la transparence» auquel il m'avait demandé de participer, le quotidien Libération m'a réclamé une tribune introductive. Je l'ai intitulée «L'information est une libération», expliquant que le sujet important de l'heure ne me semblait pas l'excès de transparence (à moins de s'en prendre aux curiosités illégitimes de l'Etat envers les citoyens) mais plutôt la défense, l'extension et l'illustration du droit de savoir des mêmes citoyens, autour des grands enjeux publics qui les concernent.
Son contenu, que vous pouvez lire ou relire ci-dessous, n'apprendra rien aux lecteurs de Mediapart tant il ne fait que reprendre ce que nous défendons depuis l'origine ici même et qu'illustre quotidiennement la pratique professionnelle de notre rédaction. Mais sans doute Raphaël Enthoven ne nous lit-il pas, pas plus qu'il ne semble fréquenter le Web et connaître le travail qu'y font les journalistes que nous sommes. Aussi s'est-il saisi de cette seule tribune, sans approfondir sa connaissance du sujet, pour se lancer dans une charge violente contre Internet en général et Mediapart en particulier.
«Sans loi, Internet n'est qu'un revolver entre les mains de milliards d'enfants», écrit-il le 21 avril dans sa chronique de L'Express (à lire ici), illustrée par une photo prise dans les locaux de Mediapart, lequel incarnerait un «antijournalisme» qui se dresserait contre toute règle. L'attaque était portée au nom d'une discipline, la philosophie, dont Raphaël Enthoven a désormais le privilège médiatique, cumulant une émission (quotidienne) sur France Culture, une autre (hebdomadaire) sur Arte, une première chronique (mensuelle) dans Philosophie Magazine et, donc, une deuxième dans l'hebdomadaire L'Express.
Avant même que ne paraisse, dans le numéro de cette semaine, la réponse que le directeur de L'Express, Christophe Barbier, m'a confraternellement proposé de publier, le rédacteur en chef de lexpress.fr, Eric Mettout, avait lui-même répondu à Raphaël Enthoven, sous le titre «Antijournalisme ou antiphilosophie?» (à lire ici). A peine ma réponse à sa chronique mise en ligne sur le site de L'Express, Raphaël Enthoven a remis le couvert, avec une longue diatribe dont la virulence et l'excès n'ajoutent rien au débat (vous pouvez juger sur pièces en la lisant ici). Pour ma part, j'en reste là: difficile de débattre avec une caricature. Voici donc ma réponse (en ligne ici sur le site de l'hebdomadaire), suivie de ma tribune parue dans Libération (en ligne ici sur le site du quotidien):
L'ignorance ne fait pas une philosophie
(initialement paru dans L'Express)
«Antijournalisme», «tyrans», «lynchage», «police secrète»... Telle serait la vraie nature de Mediapart et de ses journalistes, explique Raphaël Enthoven dans un réquisitoire tardif contre nos révélations de l'été 2010 dans l'affaire Bettencourt. Ce qui est excessif n'est pas toujours insignifiant: s'en prenant par le détour de notre journal en ligne à Internet en général, diabolisé et caricaturé, le chroniqueur de L'Express témoigne d'une immense fatigue démocratique, rejoignant cette peur du peuple qui, dans nos temps d'incertitude et de transition, saisit les cercles du pouvoir.
Car Internet n'est ici qu'un prétexte pour remettre en question les fondements même du métier de journaliste, du droit de savoir des citoyens qui le légitime et de la jurisprudence constante qui, au nom des libertés fondamentales, n'a cessé d'en conforter la mission démocratique. A force de faire le philosophe chez les journalistes et le journaliste chez les philosophes, M. Enthoven oublie le journalisme et égare la philosophie. Sa chronique relève en effet d'un triple contre-sens, où domine, hélas, l'ignorance.
En droit, d'abord. Loin de violer la loi, les informations de Mediapart dans l'affaire Bettencourt ont été validées, en première instance et en appel, par notre justice, qui les a jugées «légitimes» et «d'intérêt public». Tout simplement parce que, loin de porter atteinte à la vie privée ou au secret professionnel, elles révélaient des faits décisifs, notamment des délits commis au détriment de l'intérêt général (fraude et évasion fiscales, entraves à la justice, financements politiques, conflits d'intérêts).
Sur le journalisme, ensuite. L'équipe de Mediapart pratique le même métier que celle de L'Express, laquelle comporte d'ailleurs des investigateurs partageant les mêmes règles professionnelles: enquêter, vérifier, recouper, sourcer, contextualiser, etc., afin de produire des informations relevant du bien commun, et non pas de l'intimité. Au bénéfice de tous, Mediapart a prouvé en trois ans que, loin de signifier sa perdition ou son abaissement, Internet est un territoire où le journalisme se réinvente dans la fidélité à ses valeurs: l'indépendance de tous les pouvoirs, la qualité d'une information enrichie, la confiance d'un public actif et participatif.
Pour la philosophie, enfin. Si M. Enthoven avait pris la peine de lire notre manifeste, Combat pour une presse libre (Galaade, 2009), il aurait croisé un texte que je tiens pour le manifeste philosophique du journalisme. Publié en 1964 par Hannah Arendt, «Vérité et politique» défend ces «vérités de fait» dont la production est l'enjeu de notre métier et qui lui semblent autrement décisives que les seules vérités d'opinion. «La liberté d'opinion est une farce, écrit l'auteure des Origines du totalitarisme, si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat», avant d'ajouter ceci, qu'illustre sans doute le mauvais procès que nous fait M. Enthoven: «L'histoire contemporaine est pleine d'exemples où les diseurs de vérités de fait ont passé pour plus dangereux, et même plus hostiles, que les opposants réels.»
L'information est une libération
(initialement paru dans Libération)
Apprenant qu'en 2011, en France, le journalisme pouvait être convié à rendre compte des excès d'une transparence totalitaire dont il serait l'instrument, j'ai pensé à ce passage de l'Etrange Défaite où Marc Bloch s'interrogeait en 1940 sur la responsabilité dans la débâcle française d'une presse peu curieuse et fort suiviste, dénuée de «ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n'est possible». Et l'historien résistant de conclure : «Telle fut, certainement, la grande faiblesse de notre système, prétendument démocratique, tel, le pire crime de nos prétendus démocrates.»
Il faut croire que le crime prospère encore. Nos prétendus démocrates d'aujourd'hui n'ont-ils pas entrevu le diable en la personne de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks ? Alors que les révélations des câbles diplomatiques américains accompagnaient le réveil démocratique des peuples arabes, qui prenaient courage avec cette mise à nu de la décrépitude de leurs despotes, nous entendions, ici, un Premier ministre de droite (François Fillon) crier au vol et au recel de vol tandis qu'un ancien ministre de gauche (Hubert Védrine) lançait : «La transparence illimitée, c'est la Chine de Mao.»
L'un et l'autre témoignaient d'une bien faible conscience démocratique. D'abord, notre propre droit n'a cessé d'affirmer, de jurisprudence en jurisprudence, que l'origine éventuellement illicite d'une information devenait secondaire si cette information se révélait légitime parce que d'intérêt public. En d'autres termes, le droit fondamental à l'information du peuple, parce qu'il conditionne la vitalité démocratique, est prioritaire – jurisprudence que Mediapart a su défendre victorieusement, durant l'été 2010, au début de l'affaire Bettencourt.
Ensuite, le propre d'un pouvoir totalitaire, ce n'est justement pas «la transparence illimitée», mais l'opacité totale sur le pouvoir et une transparence inquisitoriale sur les individus. Le secret y protège un pouvoir absolu qui, en revanche, traque les secrets de la société, lui refusant toute vie autonome. Cette comparaison inconséquente est donc une sorte de lapsus : pour Hubert Védrine, comme pour François Fillon, il importe d'abord que le pouvoir survive à l'abri de ses secrets, tandis que la société resterait privée des informations lui donnant prise sur ce qui est fait en son nom.
Dans le cas de WikiLeaks en particulier et du journalisme en général, il ne s'agit donc en aucun cas de transparence mais d'information : autrement dit, non pas de mettre à nu des individus, mais de dévoiler des politiques. S'agissant des affaires publiques, la publicité doit être la règle et le secret l'exception. Rendre public ce qui est d'intérêt public est toujours légitime. Tout document qui concerne le sort des peuples, des nations et des sociétés mérite d'être connu du public afin qu'il puisse se faire son opinion, juger sur pièces, choisir pour agir, influer sur les affaires du monde et sur la politique des gouvernements.
Si, en démocratie, le peuple est souverain, alors la politique menée en son nom ne saurait être l'apanage exclusif d'experts et de spécialistes, d'élites et de professionnels, qui seraient seuls destinataires des informations légitimes, agissant en quelque sorte comme des propriétaires privés d'un bien public. La diabolisation d'une prétendue transparence en lieu et place d'une défense acharnée du droit de savoir des citoyens n'est, au bout du compte, qu'une pensée oligarchique, au croisement de l'avoir et du pouvoir, de la puissance et de la finance, où, par privilège de fortune, de diplôme ou de naissance, une petite minorité se pense plus légitime que le peuple ordinaire pour parler et agir en son nom.