« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Avec cette phrase, prononcée il y a vingt ans, mais toujours d’actualité, le regretté Jacques Chirac avait, une fois de plus, capturé l’imaginaire collectif. Car le réchauffement climatique, pour ceux qui ne le vivent pas, mais le perçoivent par la télévision ou les journaux, c’est avant tout un incendie. La planète est en feu. Chez nous, dans le Var ou dans les Landes, au loin, en Sibérie ou au Canada, année après année, les reportages nous montrent les feux qui dévastent les forêts, les pompiers qui les combattent et les populations chassées par les flammes. Sur les dix dernières années, neuf ont été les plus chaudes jamais enregistrées. Les météorologistes inventent de nouvelles nuances de rouge, tirant sur le violet, pour indiquer sur les cartes ces domaines de température inexplorés. Au feu !
« Au feu ?». Alors « Sauve qui peut ! ». La réponse à l’incendie, c’est la fuite, et les images nous le martèlent, les populations évacuées, les maisons détruites. Assimiler le réchauffement climatique à un incendie nous empêche de réfléchir, chacun ne songe qu’à sauver sa peau, et on s’aperçoit bien vite qu’il n’y a pas que les flammes à nos trousses. L’eau nous poursuit avec le feu, dans une alliance contre nature, et n’est pas moins meurtrière: entre les sécheresses et les inondations, il ne nous reste finalement que nos yeux pour pleurer. On sait que les quatre cavaliers de l’Apocalypse frappaient l’humanité par la guerre, la peste, la faim et les bêtes sauvages. Ils ne sont pas à la retraite, loin de là, celui de la guerre a même échangé son glaive contre une bombe atomique, et ils ont trouvé des compagnons pour frapper la malheureuse humanité : la perte de biodiversité, avec la raréfaction des insectes, des oiseaux, et des poissons, l’imprégnation chimique des sols, la pollution plastique des océans. Comment ne pas se sentir accablé et impuissant devant cette multitude d’ennemis surgis de nulle part qui se liguent pour notre perte?
Et voilà. Le tour de passe-passe est réussi, une fois de plus. Car ce que nous prenons pour des forces insurmontables, voire surnaturelles, ne sont que des masques que d’aucuns ont fabriqué, que d’autres portent, et qui nous effraient. Suivant la phrase immortelle de Walt Kelly, qui figure sur l’affiche qu’il avait composée pour le premier Jour de la Terre en 1970, et que je vous invite à regarder sur la toile, « We have met the ennemy and he is us », nous avons rencontré l’ennemi, et lui c’est nous. Karl Marx l’aurait dit de façon moins amusante et moins percutante, en parlant de fétichisme : nous fabriquons des objets, et nous ne les reconnaissons pas quand nous nous y cognons. Car enfin, s’il y a des incendies dans le Grand Nord, ce sont tous les voyages en avion que j’ai fait depuis cinquante ans, pour assister à des conférences ou pour prendre des vacances, qui se rappellent à mon bon souvenir. Un aller-retour Paris-New York, c’est quatre arbres adultes, et en cinquante ans de carrière c’est tout un bois que j’ai rejeté dans l’atmosphère sans même y penser. Je ne suis pas le seul. Cette débauche de carbone a été rendue possible et délibérément entretenue par l’industrie du tourisme, elle-même portée à bout de bras par les états occidentaux qui au sortir de la guerre ont subventionné l’industrie aéronautique et exempté le kérosène de la taxe sur les carburants. Encore aujourd’hui, alors que l’impact du trafic aérien sur le réchauffement climatique est avéré et documenté, et que l’on ne peut plus plaider l’ignorance, nos gouvernements ne songent nullement à le réduire, mais cherchent les moyens de continuer à l’étendre, en améliorant les moteurs et les carburants, et en empêchant les protestataires d’envahir les pistes.
Si les populations d’insectes et d’oiseaux en Europe ont baissé de 80 %, si je peux traverser la France en voiture sans nettoyer mon pare-brise, ce n’est pas en raison d’une catastrophe naturelle, c’est le résultat de choix politiques. L’Union Européenne a favorisé une agriculture industrielle et intensive, majoritairement concentrée sur la production de céréales pour le bétail, et reposant sur l’utilisation massive d’insecticides, d’herbicides et d’engrais, au dépens d’une agriculture paysanne et vivrière, reposant sur l’utilisation des cycles naturels. Ces choix politiques ont été faits en pleine connaissance de cause par des gens que j’ai élus, sans trop y faire attention, alors que les avertissements ne manquaient pas. En 1972 paraissait le rapport Meadows sur les limites imposées par les ressources planétaires à la croissance économique, et Sicco Mansholt, futur président de la Commission Européenne, en tirait les conséquences dans une lettre remarquée (republiée récemment par l'Institut Veblen), où il proposait de revenir à une agriculture utilisant les cycles naturels plutôt que les herbicides, les pesticides et les engrais. Je dois dire à ma grande honte que je ne m’en souviens pas ! D’autres s’y sont intéressés, et ont fait en sorte que ces propositions soient enterrées. Ils en ont profité pendant cinquante ans, et nous en payons aujourd’hui les conséquences.
Une fois les masques arrachés, nous reconnaissons des visages familiers. 52 % des émissions de GES sont l’apanage des 10 % les plus riches de la population, alors que les 50 % les plus pauvres ne sont responsables que de 7 % des émissions. Cette statistique est vraie entre les nations comme au sein des nations, et la réalité est encore plus déséquilibrée : les 1 % les plus riches sont responsables de 15 % des émissions ! Nous nous retrouvons en terrain bien balisé, à lutter contre des adversaires bien connus : les riches contre les pauvres, le Nord contre le Sud. La guerre continue, les batailles se succèdent, à chaque fois les pauvres perdent et le Nord gagne, mais il n’est pas dit que cela continue éternellement.
Une des batailles importantes que l’on perd régulièrement est celle de la privatisation, de l’accaparement par quelques-uns d’un patrimoine commun. C’est la bataille des « enclosures » en Grande-Bretagne, menée par les grands propriétaires terriens qui, entre le Moyen Age et la Révolution Industrielle, ont réussi à s’approprier les terres qui étaient propriété commune des paysans, chassant finalement ceux-ci des campagnes, où ils n’avaient plus les moyens de subsister, vers les villes, où ils constituaient le prolétariat industriel. Elle se reproduit de nos jours, sur le terrain de la génétique. Si l’on utilise tant de pesticides, si les insectes et les oiseaux disparaissent, si la qualité de notre alimentation diminue, c’est que les semences traditionnelles, que l’on semait et resemait, et qui évoluaient ensemble, sont remplacées par des semences génétiquement modifiées pour résister aux herbicides et pour secréter des insecticides. Le marché des semences est entre les mains de quelques grandes compagnies, comme Bayer qui a absorbé Monsanto, et elles sont en passe de breveter toutes les semences commerciales. La variété des semences, évoluées patiemment par les paysans depuis des millénaires, à laquelle chacun pouvait contribuer en semant et en resemant, variété qui constituait le patrimoine commun de l’humanité, est appropriée par quelques compagnies qui utilisent leur puissance économique et le soutien de l’état pour imposer leur produit et interdire les alternatives. Comme dit Goethe, dans Faust II, « hier geschiet was längst geschah », il ne se passe ici que ce qui se passe depuis longtemps, la privatisation des communs. Et ne nous arrêtons pas en si bon chemin : la législation actuelle permet au « découvreur » d’un gène (au sens où Christophe Colomb a découvert l’Amérique, à celui qui l’a identifié alors qu’il a toujours existé et que les populations indigènes en connaissaient implicitement les vertus) de le breveter, et donc d’en faire payer l’usage. C’est tout le vivant qui est désormais ouvert à cette colonisation d’un nouveau genre
Nous ne luttons pas contre des forces extérieures et maléfiques, nous ne luttons même pas du tout, nous sommes en train de construire, volens nolens, un monde nouveau et nous ne nous le reconnaissons pas. Le sentiment de passivité et d’accablement n’a pas lieu d’être, il nous faut ôter les masques et regarder en face ce qu’ils dissimulent. Cela veut dire qu’il faut commencer par comprendre ce qui se passe : c’est du silence de la raison que naissent les monstres.
Comprendre, cela veut dire faire le lien entre les différentes images que nous montrent les écrans, et les crises successives qui secouent nos sociétés, et pour cela il faut sortir des silos disciplinaires.
C’est ce que nous avons essayé de faire à Dauphine en montant un cours sur « Les enjeux écologiques du 21ème siècle », désormais obligatoire pour tous les étudiants entrant à l’Université. Le but de cette formation n’est pas d’être exhaustive, mais de montrer que tout se tient, et ainsi d’inculquer une vision systémique du monde. Prenons l’exemple de la taxe carbone. C’est une idée des économistes, dont la mise en œuvre permettrait évidemment de réduire les émissions de carbone, que ce soit le dioxyde CO2 ou le méthane CH4. En quoi cela contribuerait-il à réduire le réchauffement climatique ? Pour le comprendre, il faut un peu de physique, expliquer l’effet de serre, et au détour on apprend que le CO2 et le méthane se comportent très différemment, le second étant plus puissant mais quittant l’atmosphère plus rapidement. Croyant avoir compris, on instaure une taxe carbone, et on a le soulèvement populaire des gilets jaunes. Que disent-ils ? Que la taxe est injuste, parce qu’elle frappe les pauvre de manière disproportionnée. Ils soulèvent des considérations d’équité qui ont toute leur place dans le débat, et que le gouvernement français aurait dû prendre en compte, comme l’avait fait le gouvernement suédois quand il a instauré cette taxe, qui atteint aujourd’hui 170 Euros la tonne. Et l’on découvre ainsi que l’on ne peut pas séparer l’économie de la physique ni de l’équité : c’est l’apprentissage de la complexité.
Voilà le secret du réchauffement climatique, ce qui reste quand les masques sont tombés. C’est la complexité, la complexité réelle, pas celle qui résulte du chaos déterministe, où le modèle est simple mais les prévisions aléatoires par manque d’information, mais celle où le modèle lui-même est compliqué, avec une multitude de variables en interaction sans qu’il y ait d’échelle entre elles, de telle sorte que l’on ne puisse séparer un niveau microscopique d’un niveau macroscopique. Dans le système Terre, tout est important, les nuages, qui ne durent que quelques heures, contribuent à faire le climat, qui s’étend sur des millénaires. Encore les variables, dans ce cas, sont-elles simples, la température, la pression, les concentrations de quelques gaz, comme la vapeur d’eau et les GES, mais que dire s’il s’agit de biologie ? Y a-t-il par exemple un indicateur de biodiversité ? Celui qui est couramment utilisé compte le nombre d’espèces par unité de surface. Mais quelles espèces ? Les animaux et les plantes, certes, mais les bactéries ? Et quid de la structure de cet écosystème, la distribution en proies et en prédateurs, et la disponibilité des ressources ? L’esprit s’égare devant la complexité de ce système, qui ne saurait être représenté qu’en réseau faiblement structuré, avec un nombre immense de variables. Et plus encore si l’on veut intégrer au système l’activité humaine, structurée par les relations sociales et la psychologie individuelle.
Si la science a un avenir, il faut le chercher dans l’analyse de ces réseaux biologiques et sociaux, bien plus complexes que les interactions physico-chimiques. Il se peut qu’elle n’en ait pas, et que l’avenir soit à l’intelligence artificielle, dont les réseaux neuronaux nous fourniront des réponses sans que nous comprenions la causalité sous-jacente. L’avenir nous le dira. En attendant, il faut au moins ne pas se tromper d’adversaire : ce n’est pas l’incendie qui nous menace, ce sont les incendiaires. Ce ne sont pas les canicules et les sécheresses, les forêts en flamme et les côtes submergées qui devraient faire les gros titres des journaux et le buzz sur les réseaux sociaux, ce sont les activités des émetteurs et de ceux qui les financent, que ce soient les banques ou les états. Dès 2021 l’International Energy Agency prévenait que pour tenir les objectifs de l’accord de Paris, soit un réchauffement de 1°5 au plus en 2100, il ne fallait mettre en service aucun nouveau gisement de pétrole ou de gaz, ni ouvrir aucune centrale électrique fonctionnant au charbon. Or il existe à l’heure actuelle 425 projets de ce type, des « bombes à carbone », qui ont largement de quoi faire exploser le plafond de 1°5. Et vous savez quoi ? La France est le plus grand financier européen de ces projets ! Les quatre grandes banques françaises y ont investi en 2022 17,8 milliards d’euros, plus que leurs concurrentes européennes, et TotalEnergies à elle seule est impliquée dans deux douzaines d’entre eux. Heureusement, ce sont deux ONG françaises, Data for Good et Éclaircies qui ont sauvé l’honneur, et vous pouvez voir le détail sur le site carbonbombs.org . Nous avons rencontré l’ennemi, et lui c’est nous.