Un valide devenu handicapé, ça se rééduque. On lui propose un « projet de vie» au programme duquel il y a du sport. D’ailleurs, la consécration ultime d’une vie de paraplégique est d’aller aux Jeux Paralympiques. Un paraplégique qui gagne une médaille, c’est un paraplégique résilient! écrivais-je en 2016.
En effet, la pratique sportive est historiquement liée à la rééducation des personnes devenues paraplégiques et tétraplégiques à la suite de lésions de la moëlle épinière. Sir Ludwig Guttmann, neurologue allemand établi à Stoke Mandeveille, près de Londres, y a recours dès 1948 en vue du rétablissement de ses patients vétérans de la Seconde guerre mondiale et imagine pour eux des compétitions sportives. À partir de 1952, les jeux de Stoke Mandeville, qui ont lieu chaque année, s’internationalisent pour donner naissance, en 1960, aux Jeux Paralympiques. Les 9e Jeux Internationaux de Stoke Mandeville, qui ont lieu à Rome, sont considérés comme les premiers « Jeux Paralympiques ».
C’est certainement à ce « projet de vie » de handisportive que s’est d’abord accrochée la trapéziste et contorsionniste Silke Pan qui embrasse une carrière de paracycliste de haut niveau après être devenue paraplégique à la suite d’une chute et dont on suit le parcours dans le film documentaire La vie acrobate de Coline Confort. Sportive et habituée à la discipline du corps, Silke Pan investit avec sérieux le rêve paralympique, un projet « par compensation », dira-t-elle, mais le projet de vie originel, celui de la scène, du cirque, la hante et l’idée d’un retour à sa vie d’avant commence à germer dans son esprit. Qui dit que c’est mort?
C’est mort ! Voilà ce que tout blessé médullaire s’entend dire en centre de rééducation : il faut faire le « deuil » de sa vie d’avant, le retour à la vie d’avant étant certainement d’autant moins envisageable que dans la vie d’avant, on était acrobate. Vous en avez vu, vous, des acrobates en fauteuil ? Et pourquoi vous n’en voyez pas ?
Dans un article qui interroge l’invisibilisation scénique des artistes handicapés, No Anger analyse les processus qui ont contribué à délégitimer la présence des artistes handicapés sur scène. Se penchant sur les constructions littéraires et artistiques du corps du forain au XIXè s. comme «exception de corps », No Anger évoque la narration que fait Téophile Gautier du clown Auriol :
Ce qui est intéressant dans la façon dont Gautier file la métaphore entre la pratique artistique et l’élévation dans un monde transcendant et divin, c’est qu’elle s’élabore aussi par le truchement de l’image d’un corps sain : l’élévation de l’artiste à un statut quasi-divin, comme la récompense suprême aux efforts propres à la pratique artistique. Les « jambes faibles », les « jarrets sans réflexes » et les « asthmatiques » ne sauraient supporter ces efforts, ni donc mériter la récompense.
Le corps faibles, « déficitaires » sont aussi des « exceptions de corps » mais c’est sur des narrations différentes que s’appuie leur exceptionnalisation, poursuit No Anger:
Si, dans le cas de l’artiste forain, la valeur esthétique suscite l’émerveillement du regard des spectateur-trice-s et justifie donc de l’exceptionnalisation de son corps vu comme surhumain, c’est sur des narrations tout autres que repose l’exceptionnalisation des corps, comme celui du lilliputien, marquée par la conception dévalorisante d’une sous-humanité, travaillée par la notion de déficit.
Tout au long du XIXè siècle, les corps déficitaires seront montrés comme des phénomènes de foire et comme des exceptions de corps contraires et incompatibles . Toutes deux ont contribué cependant, selon cette chercheuse, à la « délégitimation scénique et artistique des corps handicapés ».
Mais à présent, à l’instar du corps de l’acrobate, le corps du sportif handicapé s’inscrit dans un narratif de surhumanité. Une vidéo réalisée pour les Jeux Paralympiques de Rio par la chaine anglaise Channel 4 en 2016 pour faire la promotion des athlètes handicapés dans le cadre d’une campagne intitulée We are superhumans rend compte de ce type de représentation. La « surhumanité » des sportifs handicapés n’est pourtant pas à relier à l’élévation dans un monde transcendant et divin mais à la transcendance du handicap portée par la figure du supercrip, l’une des représentations dominantes des personnes handicapées.
Sami Schalk, chercheuse en études critiques du handicap, explique que les récits du supercrip produisent des représentations stéréotypées de personnes handicapées prétendument extraordinaires de trois types distincts. Le premier se réfère aux accomplissements tout à fait ordinaires de personnes handicapées qui, du fait du handicap de la personne, sont perçus comme extraordinaires. Le deuxième correspond aux exploits réalisés par des personnes handicapées que même des personnes non handicapées ne réalisent pas d’ordinaire. Ce dans ce type de récit que s’inscrivent les athlètes paralympiques. Glorifiés, leur exploit apparait uniquement comme le résultat de leur travail acharné et de leur détermination et occulte le contexte qui le rend possible. Le troisième récit est celui du supercrip surpuissant représenté dans les fictions comme personnage qui a des "pouvoirs" qui fonctionnent en relation directe ou en contraste avec son handicap.
Dans la vidéo pour les jeux de Rio sont mis en scène aussi bien des athlètes paralympiques pratiquant leur discipline que des personnes handicapées réalisant des activités tout à fait ordinaires, comme l’avait constaté Elisa Rojas. Le mélange de deux premiers type de récits évoqués par Sami Schalk suppose l’égalisation de l’exploit sportif avec une activité ordinaire. S’il révèle d’une part les faibles attendus d’un public non handicapé sur les personnes handicapées, il contribue d'autre part à invisibiliser le sportif handicapé. En effet, le sportif handicapé dont l’exploit sportif est mis sur le même plan que l’ « exploit » d’une personne handicapée qui se lave les dents, devient en somme un handicapé qui, contre toute attente et selon la formule consacrée: « malgré le handicap », accomplit quelque chose.
Il convient de préciser, par ailleurs, que les faibles attendus sur les personnes handicapées ne concernent pas uniquement des activités physiques, comme on pourrait à priori le croire, mais à toute activité en général et leurs accomplissements seront perçus comme d’autant plus étonnants qu’ils sortent de l’ordinaire où se réfèrent à des activités valorisées socialement. Ainsi, lorsque je me suis intéressée à la figure de la peintre Frida Kahlo, j’ai pu constater des biais épistémologiques validistes empêchaient de percevoir une Frida Kahlo handicapée comme une artiste à part entière( sans mauvais jeux de mots), ce dont témoigne cette affirmation de Hayden Herrera, sa biographe de référence:
En fait, on peut défendre l’idée selon laquelle il lui fallait être invalide pour mieux entretenir sa propre image. Si ses problèmes physiques avaient été aussi graves qu’elle le prétendait, elle n’aurait jamais pu les sublimer dans l’art.
Puis, dans un article consacré à la Barbie Frida Kahlo de Mattel, je relevais que, dans la présentation de la poupée qui la représente, la marque recourait à la même rhétorique que celle des récits des supercrip et de l’inspiration porn : force, persévérance, obstacles surmontés, projets vitaux présentés comme des rêves dont la réalisation devient quelque chose d’extraordinaire voire d’héroïque.
Enfin, concernant toujours Frida Kahlo, Margaret Lindauer (1), constate que le geste artistique de l’artiste a été envisagé comme un acte thérapeutique du fait de sa maladie.
Pour en revenir à Silke Pan, force est de constater que, si à titre personnel elle a contré le discours réadaptatif du « deuil de la vie d’avant » en reprenant sa vie d’acrobate, elle ne semble pas en revanche échapper aux discours hégémoniques sur le handicap. De ce fait, ses performances, qu’elles soient sportives ou artistiques sont, sur le plan de la réception, perçues de façon semblable et la délégitiment aussi bien comme sportive que comme artiste. Ainsi essentialisée, elle est présentée comme exemple de dépassement de soi, comme figure inspirante et instrumentalisée afin que le public valide relativise ses problèmes et mesure sa chance de ne pas être handicapé. Sa pratique sportive tout comme sa pratique artistique sont, elles, perçues comme une thérapie lui ayant permis de se reconstruire et de prendre une revanche sur son destin tragique, de triompher contre l’adversité. Pour preuve, ces quelques extraits d’ articles que les médias lui ont consacré :
Vous avez un petit souci de santé, des problèmes financiers, un coup d’arrêt professionnel ou un chagrin d’amour et le sentiment que votre quotidien s’étire dans une infinie tristesse? Alors courez voir « La vie acrobate ».
Son spectacle lui permet d’aller mieux physiquement et mentalement tout en prenant du plaisir (2).
La paraplégique n’avait jamais imaginé retourner sur la piste ou sur la scène (…). Les histoires de parcours d’autres personnes l’ont aidée à mieux supporter son fardeau.
La chercheuse américaine Rose-Mary Garland Thompson met en lien les récits de supercrip, dont semble relever Silke Pan comme sportive et comme artiste, avec les spectacles de monstres de la fin du XIXè et le début du XXè siècles auxquels No Anger fait allusion dans son article. No Anger y explique que les ligues de moralité qui, à partir des années 1880, commencent à lutter contre les spectacles de phénomènes rendent peu à peu immorales les monstrations du corps handicapé. Garland Thompson, quant à elle, pense que la modernité a transplanté l’émerveillement sur lequel s’appuyaient ces spectacles de monstres dans le stéréotype du supercrip qui étonne et inspire en réalisant des exploits que le spectateur non handicapé ne peut pas imaginer .

Agrandissement : Illustration 1

Ainsi, la rhétorique de l’émerveillent semble avoir été remplacée par celle de l’étonnement qui suscite l’admiration. Un étonnement d’ailleurs sans cesse renouvelé. Enfermés dans ces représentations dominantes, les rares artistes handicapés qui arrivent à se produire dans un cadre professionnel semblent peiner à être perçus autrement que comme des handicapés, objets de soins, objets de pitié ou objets de curiosité, objets... sujets à une admiration somme toute infériorisante.
(1) Lindauer, Margaret, Devouring Frida: The Art History and Popular Celebrity of Frida Kahlo, Middletown, Wesleyan University Press, 1999. p. 165.
(2) Dans le texte: "Su espectáculo le permite mejorar física y mentalmente, pero siempre disfrutando del camino."
Description d'image: Sur fond bleu, sur scène, Silke Pan, femme brune, cheveux longs attachés, souriante, s'appuie sur ses bras, en équilibre sur deux plots. Ses jambes font le grand écart et son maintenus droites sur une fine barre en fer.