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Billet de blog 13 octobre 2024

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« Plutôt mort que handicapé »

Le documentaire britannique Better off Dead (« Mieux vaut mourir ») réalisée par la comédienne et activiste Liz Carr pour la BBC en 2024, pose de façon magistrale les enjeux des lois de suicide assisté et d’euthanasie.

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Illustration 1

Suicide assisté : « « Il est question de handicap ».

Le documentaire britannique  Better off Dead (Mieux vaut mourir ), réalisé par la comédienne et activiste Liz Carr pour la BBC en 2024, pose de façon magistrale  bien des enjeux des lois de suicide assisté et d’euthanasie. Liz Carr, protagoniste du documentaire, explique  d’emblée quels sont les publics ciblés par ces lois. Celles-ci s’adressent non pas, ou pas seulement, aux malades en phase terminale mais aussi aux personnes handicapées.

Destinées,  en effet, initialement aux malades en phase terminale, les lois de suicide assisté et d’euthanasie ont progressivement élargi  les critères d’éligibilité dans tous les pays où elles ont été adoptées.  En France, en commission d’examen par les députés, ces actes ont été prévus pour  des personnes atteintes d’une  affection grave et incurable en phase avancée ou terminale, autrement dit, pour des personnes  malades et/ou handicapées dont le pronostic vital n’est pas engagé à court ni même à moyen terme.

(Description d'image: l'actrice Lizz Carr, en fauteuil électrique, pose devant un mur où sont collées des coeurs rouges représentant les personnes mortes du COVID 19).

Le handicap comme tragédie

En France, le modèle  médical ou individuel du handicap est très prégnant. Dans cette approche, le handicap est présenté comme le résultat de la déficience de l’individu auquel on proposera des  interventions médicales visant sa guérison ou sa  réadaptation  à la société  des valides. Cependant, en vertu de son écart à la norme valide, le corps handicapé est perçu comme une version amoindrie du corps valide et les vies handicapées comme des vies avec une moindre valeur.

Le sociologue et militant handicapé britannique Mike Oliver[1] a théorisé les expressions culturelles de cette approche médicale  sous le modèle de la tragédie personnelle du handicap. Ce modèle se matérialise par la production de messages valorisant  la capacité physique et  présentant le handicap comme une tragédie qui ne permet pas d’avoir une vie épanouie.

Dans Better off dead, Lizz Carr évoque l’une des nombreuses productions culturelles qui véhiculent cette vision. Il s’agit du  blockbuster britannico-américain  Avant toi de Théa Sharrock, qui avait déclenché les critiques des  militants anti-validistes à l’échelle internationale. Le film raconte l’histoire d’un riche banquier devenu tétraplégique à la suite d’un accident qui embauche une auxiliaire de vie. Cette dernière et le banquier tombent amoureux. Cependant, le jeune homme beau, riche, amoureux  mais handicapé décide de partir  en Suisse mettre un terme à sa « demi-vie » et laisse son argent à la jeune femme belle, amoureuse, pauvre mais valide pour qu’elle vive une vie pleine, sans lui.

Films, séries, émissions, voire communication gouvernementale, concourent à alimenter une  culture validiste hégémonique qui fait du handicap  un synonyme de souffrance pour l’individu, pour ses proches et qui présente l’individu handicapé comme un fardeau pour la société. Les limitations fonctionnelles- absence de marche, dépendance pour les actes essentiels de la vie-, sont quant à elles associées à la perte de la dignité.  La mort apparaît ainsi  comme une libération, une délivrance, une sortie digne pour une vie considérée comme indigne.

L’expérience des concernées

Cette perception de la vie avec un handicap est surtout celle de ceux qui ne le vivent pas. La demande d’une loi  d’euthanasie et suicide assisté est aussi majoritairement celle d’une société bien portante qui veut une issue de secours à une potentielle vie avec un  handicap, qu’elle se représente comme une vie nécessairement malheureuse et intrinsèquement dénuée de dignité.

Dans le documentaire de Liz Carr, des activistes du collectif Not dead Yet, tous concernés par le handicap et/ou des affections  graves  et incurables, opposent à cette  vision validiste de la dépendance la philosophie de la Vie Autonome. Rejetant le projet de loi sur le suicide assisté et l’euthanasie en Grande Bretagne, ils réclament, non pas une aide active à mourir, mais  les moyens qui leur permettraient d’avoir des conditions de vie dignes dans un pays où les mesures d’austérité ont gravement frappé le collectif des personnes handicapées. La vision des activistes de Not dead Yet est celle de la plupart des personnes concernées par le handicap. Comme le rappelle dans le documentaire la baronne Jane Campbell devant la chambre des  Lords, le projet de loi n’est soutenu par aucune association de personnes ayant des maladies dégénératives.

En France, la Convention  citoyenne fin de vie qui s’est tenue durant l’année 2022 et qui  a rendu son rapport en avril 2023  était censée être représentative de la diversité  de la société française. Or,  les critères de sélection des citoyens y ayant participé ont été le sexe, l’âge, les typologies d’aire urbaine, la région d’origine, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle. La maladie et le handicap, eux, n’ont pas fait partie des critères de sélection des participants. Autrement dit, les potentiels bénéficiaires immédiats de la loi n’ont pas eu voix au chapitre au sein de cette convention. De plus, parmi les opposants à la loi auditionnés, figurent quelques représentants de divers cultes,  qui rejettent le projet pour des raisons liées à leur foi, et  des professionnels de terrain, majoritairement gériatres et médecins en soins palliatifs. En revanche, aucun collectif ou association anti-validiste opposé au projet n’a été auditionnée.

Au sein de la Convention, tout comme dans les médias, la voix des militants anti-validistes est absente.  Aux yeux de l’opinion publique, seuls quelques réactionnaires conservateurs  s’opposeraient à une loi perçue à tort comme une loi progressiste.

Est-il besoin d’une loi ?

Dans le documentaire britannique, la Professeure Katherin Sleeman, spécialiste en soins palliatifs, expose les raisons pour lesquelles les médecins qui sont  auprès des patients susceptibles de demander le suicide assisté ou l’euthanasie s’opposent à ces actes (il s'agit des spécialistes en soins palliatifs et des  gériatres notamment). Elle explique, tout d’abord, que de nombreuses personnes n’ont pas accès aux soins palliatifs en Grande Bretagne.

Le rapport de 2023 sur la loi Claeys-Leonetti confirme que les Français ont ces mêmes difficultés : « l’accès aux soins palliatifs demeure insatisfaisant », conclut-il.  Fin 2021, vingt et un départements français ne disposaient pas d’unités de soins palliatifs, autrement dit, deux tiers des patients nécessitant ces soins n’y avaient pas accès. Le rapport relève par ailleurs  la quasi-inexistence de soins palliatifs dans les établissements médico-sociaux et dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ( EHPAD).

Dans sa pratique professionnel, Katherin Sleeman a pu constater par ailleurs que, dans la très grande  majorité des cas, les traitements prodigués en soins palliatifs suffisaient à rendre la douleur tolérable.

En France, le rapport sur la fin de vie conforte encore là l’avis de la médecin britannique : « les travaux de la mission montrent que le cadre juridique institué par la loi Claeys-Leonetti répond à la grande majorité des situations de fin de vie et que, dans la plupart des cas, les malades ne demandent plus à mourir lorsqu’ils sont pris en charge et accompagnés de manière adéquate ». Il constate en plus que  la sédation profonde, envisagée par la loi Claeys Leonetti, est très peu utilisée bien qu’elle contribue  à soulager la souffrance des patients.

Mon corps, mon choix, mon droit

Katherin Sleeman affirme que les arguments qui motivent les demandes  d’aide active à mourir ont pour fondement non pas la souffrance mais l’autonomie décisionnelle : « c’est mon corps, c’est mon choix, c’est mon droit », résume-t-elle.

Ellen Wiebe, médecin interrogée par Liz Carr qui a pratiqué plus de quatre-cents euthanasies au Canada, confirme le propos de sa collègue britannique. Il s’agit moins de souffrance que de choix, de contrôle de maîtrise. De même, l’association pour le droit de mourir  dans la dignité ( ADMD),  principale association française pro-suicide assisté et euthanasie écrit sur son site : « Vous voulez maîtriser votre fin de vie ? ».

Bien que la douleur insurmontable ait été soulignée comme la principale raison de l'adoption de lois sur le suicide assisté, le rapport  annuel sur l’aide médicale à mourir au Canada de 2022, confirme également que la souffrance ne figure pas parmi les causes principales justifiant les demandes de suicide assisté ou l’euthanasie. Il confirme, en revanche, que les motivations sont en lien avec le handicap ou plutôt avec les représentations validistes intériorisées  sur le handicap.

Extrait du rapport :

Différentes raisons qui ont motivé les personnes à présenter une demande d'aide médicale à mourir, par pourcentage, de la raison la plus fréquemment citée à la raison la moins fréquemment citée.

Nature de la souffrance

Pourcentage

Perte de la capacité à effectuer des activités significatives

86,3 %

Perte de la capacité d'accomplir les activités de la vie quotidienne

81,9 %

Contrôle inadéquat de la douleur (ou inquiétude à ce sujet)

59,2 %

Perte de dignité

53,1 %

Contrôle insuffisant des symptômes autres que la douleur (ou inquiétude à ce sujet)

47,4 %

Perception du fardeau sur la famille, les amis ou les aidants

35,3 %

Perte de contrôle des fonctions corporelles

30,2 %

Isolement ou solitude

17,1 %

Perte de contrôle/d'autonomie/d'indépendance

4,3 %

Détresse émotionnelle/souffrance existentielle/peur/anxiété

3,3 %

Aucune qualité de vie/mauvaise qualité de vie/perte de qualité de vie

1,8 %

Autre

0,7 %

Le choix  de certains, quel prix pour certains autres ?

L’une des questions soulevées par la professeure Sleeman  lors de sa conversation avec Liz Carr  est la suivante : quelles sont les conséquences pour la société  que comporte l’octroi de ce choix à quelques individus? Quels risques pour quelles bénéfices, en définitive?

Dans un contexte d’inégalités sociales croissantes au sein de sociétés néolibérales, où les personnes handicapées sont considérées comme une charge pour la société, une « solution » présentée comme un  « soin » qui permettrait à la Sécurité sociale d’économiser des millions d’euros constitue un risque réel pour les individus catégorisés éligibles au suicide assisté .

Par ailleurs, les « souffrances insupportables » ressentis par les candidats, qui sont une condition nécessaire à l’octroi de l’aide à mourir, peuvent avoir pour origine le contexte socio-économique et non pas la maladie ou le handicap. Liz Carr évoque à ce propos  le cas d’Amir Farsoud. Incapable de payer un loyer avec ses prestations sociales, cet homme handicapé avait demandé à bénéficier du suicide assisté pour éviter de se retrouver à la rue. Sa demande avait été acceptée, car handicapé. Le hasard d’ une cagnotte en ligne lancée par une femme sensible à sa détresse l’avait finalement sauvé d’une mort motivée par sa situation économique.

En France aussi, outre les représentations validistes sur le handicap, une allocation adultes handicapés (AAH) dont le montant est  en dessous du seuil de pauvreté, des prestations au titre de l’aide humaine en dessous des besoins, un problème d’accès aux soins généralisé, des problèmes d’accès au logement, des institutionnalisations contraintes, des discriminations et des violences  de toute sorte génèrent des situations de  souffrance que l’on pourra difficilement distinguer de celles éventuellement générées par la maladie ou les limitations fonctionnelles.. 

Des garde-fous pour éviter les dérives ?

Katherin Sleeman est convaincue que les personnes les plus vulnérables risquent d’être poussées vers le suicide assisté et qu’aucun garde-fou n’offre de  garantie contre cela. En effet, que ce soit en raison du contexte socio-économique, du validisme médical, sociétal ou intériorisé par les concernés, dérives et  coercition ont déjà été constatées et amplement documentés dans les pays où le suicide assisté et l’euthanasie ont été légalisés.

Pour en revenir à la France, la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs considère que lors des débats à l’Assemblée les parlementaires  français ont déjà  davantage ouvert l'accès à la mort provoquée que ne l'ont fait les deux pays les plus permissifs sur l'aide à mourir que sont la Belgique et le Canada. Comment alors ne pas craindre toute sorte de dérives ici, d’autant plus qu’à tous les risques précédemment  évoqués s’ajoute celui de l’impossibilité d’un accès universel aux soins palliatifs avant que la loi ne voie le jour ?

À cette problématique évoquée par Liz Carr dans son documentaire, Ellen Wiebe, la médecin canadienne pratiquant l’euthanasie répond : « Pour protéger celles que vous voyez comme des personnes vulnérables, vous en condamnez d’autres à des souffrances insupportables ».

 Vulnérables ou  vulnérabilisés ?

Ainsi,  pour soulager une minorité en souffrance et surtout  pour rassurer une grande majorité  qui, non concernée par celle-ci, a peur de souffrir ou de devenir handicapée,  on crée des lois qui, au passage, peuvent soulager « miséricordieusement » ceux qui, handicapés et malades,  souffrent d’abandon des pouvoirs publics et de validisme. On crée  des lois qui mettent en place  deux catégories de personnes : des personnes valides, qui, comme le souligne Liz Carr, bénéficient de la prévention du suicide et des personnes malades et/ou handicapées à qui on propose le suicide assisté.

À ce propos, un cas récemment médiatisé par la presse espagnole est édifiant.  Une jeune de vingt-trois ans ans avec une personnalité borderline et des idées suicidaires fait une tentative de suicide. À la suite de celle-ci, blessée à la moelle épinière, elle se retrouve en fauteuil roulant.  La jeune fait une demande d’euthanasie qui lui est accordée. Le père fait ensuite appel de la décision au motif que sa fille avait des problèmes de santé mentale avant de se retrouver handicapée.  Selon la loi espagnole, on n’est pas éligible à l’euthanasie lorsque on a des troubles mentaux. On l’est en revanche lorsqu’on a des limitations physiques irréversibles. La juge en charge du dossier se déclare incompétente, s'en remet à une juridiction supérieure et décide en parallèle de suspendre provisoirement la décision qui accordait l’euthanasie à la jeune femme. L’un des arguments avancés par la juge pour suspendre la décision  a été  qu’elle avait visionné une vidéo où l’on voyait la jeune marcher avec des béquilles. Ainsi, debout, capable de marcher, elle  a bénéficié de la prévention du suicide.  En fauteuil roulant, incapable de marcher, elle était éligible au suicide assistée et avait été «élue ».

Nous avons raison d’être effrayées, dit Liz Carr dans Bettter off Dead. L’existence de ces lois mettent nos vies en danger car nos expériences nous prouvent que nos vies sont dispensables.

Des morts évitables mais acceptables.

« Nous avons entendu parler des gens avec le COVID, vivant en établissements spécialisés,  qui avaient sur eux  des couvertures indiquant « ne pas réanimer » », raconte-t-elle.

Nous, malades, handicapés, perçus à tort ou à raison comme improductifs, ne sommes pas  des vies qu’il vaut le coup de sauver. Morts évitables mais acceptables. C’est ainsi que qualifiait un document interne de l’hôpital de Perpignan, révélé par Mediapart en mars 2020, la mort des patients âgés et polypathologiques au moment où les hôpitaux, saturés, se préparaient à la vague épidémique.

Les protocoles  pour guider les médecins dans le tri des patients pouvant avoir accès à la réanimation s’appuyaient en effet sur le score de fragilité clinique, qui inclut des critères relatifs aux limitations fonctionnelles: mobilité, autonomie dans les actes de la vie quotidienne. Ces critères n’avaient pas de lien avec les chances de survie. Ils révélaient en réalité la conception de la qualité de vie selon l’approche du modèle médical du handicap: une vision validiste dominante qui oppose dépendance à qualité de vie. Une vision qui associe l’autonomie fonctionnelle à  la dignité et la dépendance à l’indignité.

En guise de conclusion

La mort massive  des personnes âges en EHPAD en 2020 n’avait pas suscité un grand émoi parmi la population. La mort des personnes handicapées en établissements médico-sociaux encore moins.   

Avec le COVID, les vannes d’une pensée eugéniste qui s’assume mais ne se reconnaît pas ont-elles été grande ouvertes ? Ou peut-être s'agit-il d’une pensée eugéniste qui se reconnait  sans s’assumer, ce qui expliquerait les circonvolutions sémantiques auxquelles on a assisté pendant les débats parlementaires sur le projet de loi Fin de vie dont le but était de ne pas appeler les choses par leur nom : assistance au suicide et euthanasie. Certaines des  propositions ont même frôlé le ridicule, en particulier celle du député Stéphane Le Normand qui proposait de parler d'interruption de l’énergie vitale.

Quel que soit le nom que l’on donne à cet acte, s’il ne s’agissait pas d'assistance au suicide ou d’euthanasie de malades et handicapés, s’il n’y avait  pas de fond de pensée eugéniste ou validiste, s’il s’agissait seulement de défendre une ultime liberté pour tous : celle de la maîtrise sa mort, pourquoi ceux qui la défendent ne la défendraient-ils pas pour tous, sans critère de condition médicale pour y être éligible ?

Une loi pour tous serait certes moins validiste mais tout autant discriminatoire eu égard au contexte social, économique et  politique dans lequel elle s’inscrirait car, comme le rappelait Elisa Rojas dans l’interview qu’elle a accordé sur le sujet à Arrêt sur images : « il n’y a pas de liberté sans égalité».

[1] OLIVER, Mike. 1996. Understanding Disability. From Theory to Practice. Londres, MacMillan Press.

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