La CIDPH ( Convention Internationale des Droits des Personnes Handicapées) définit le handicap comme le résultat de l’interaction entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux qui ont pour effet d’entraver la pleine participation de la personne. Cette approche, qui consacre le modèle social du handicap, serait traduite en mots par la formulation « en situation de handicap».
« En situation de handicap » est une formule chère aux politiques français : c’est la désignation du politiquement correct.
En effet, certains termes étant devenus péjoratifs dans l’usage, utiliser des termes apparemment neutres, qui plus est émanant des collectifs des concerné.e.s est un choix stratégique. De ce choix découle le paradoxe qui veut qu’une formulation dénonçant à l’origine la construction sociale du handicap est reprise à leur compte par ceux-là même qui contribuent encore et toujours à cette construction par les politiques qu’ils mettent en place.
Il n’est pas toutefois étonnant de voir que ces mêmes politiques, tout comme les représentant.e.s d’associations assujetties à l’État, emploient d’absurdes périphrases dénuées de sens telles que « personnes en situation de handicap visuel [1] », « personnes en situation de handicap moteur[2] », « personnes en situation de handicap psychique[3] ». Une accumulation de mots pour faire semblant de ne pas nommer ce que l’on nomme, des désignations à rallonge qui témoignent à la fois de leur gêne à nommer la limitation, le " déficit" fonctionnel mais qui n’ont pour but somme toute que de la nommer[4].
Rappelons cependant que nommer la "déficience", quand cela est pertinent, n’a rien de problématique en soi. Cela devient essentialisant quand ce n'est pas pertinent et cela devient problématique lorsque l’on recourt, pour la nommer en toute circonstance, à des périphrases telles que « en situation de handicap moteur » car on aboutit à détourner, en la resignifiant, l’expression « en situation de handicap » ; on évacue, en effet, la dimension « environnement » et par conséquent la dimension sociale du handicap pour n'en retenir qu’une vision médicale[5]. « Personne en situation de handicap moteur » devient ainsi synonyme de « handicapé moteur ».
Cette appropriation par leurs adversaires politiques du langage des militants de l’anti-validisme est donc devenu langage du politiquement correct et, pire, perversion du langage pour masquer la complexité d’une réalité et revenir à une vision médicale et passéiste du handicap.
Claude Hamonet,[6], médecin, s’exprime comme suit en relation à la formulation « personne en situation de handicap »:
« Cette formulation situe parfaitement le problème. Elle met en évidence le fait que ce sont le cadre de vie et l’organisation sociale, du fait de contraintes incompatibles avec les capacités restreintes d’une partie croissante de la population, qui créent le handicap ». Ainsi les petits enfants, en poussette ou non, les personnes, lourdement chargées, sont en situation de handicap pour prendre le métro parisien. Le concept de situation de handicap a aussi pour avantage de ne plus faire de distinction ségrégationniste entre les valides et les “ autres ”. On voit ici l’importance des mots, surtout ceux qui sont “ négatifs ” comme déficience, incapacité, invalidité, inadaptation ou pire : désavantage, surtout si un peu de commisération s’en mêle ».
Ne faire exister que les situations de handicap (au demeurant permanentes pour certains du fait de leur incompatibilité intrinsèque avec le cadre de vie et l’organisation sociale, d’après ce que l’on peut conclure de cette définition) . Ne pas nommer la "déficience", la gommer, car les mots qui la disent seraient négatifs et ségrégatifs. Promouvoir des expressions comme « situation de handicap », expression au pouvoir fédérateur, voire incantatoire, qui nous met tous à la même enseigne serait donc souhaitable selon C. Hamonet. Mais, qui appelle-t-on « personne en situation de handicap ? » Quelqu’un a déjà entendu parler de personne en situation de handicap de la valise ou de la poussette ? Puis, faut-il gommer la déficience ? Faut-il ne pas la nommer ou faut-il au contraire plutôt la visibiliser ?
Il faut, bien entendu, visibiliser non pas la déficience visuelle ou la déficience motrice mais les aveugles, les paraplégiques, les autistes... En nous nommant, nos droits peuvent être revendiqués, nous existons, nos réalités existent. Et ce ne sont pas tant les mots qui sont négatifs que les réalités que nous vivons. ( Poke, Madame Sophie Cluzel, qui ne connaît pas le mot validisme, encore un mot négatif et pernicieux[7]).
Contrairement à C. Hamonet et à nombre d’autres valides qui s'expriment sur nos réalités, certain.e.s activistes de l’anti-validisme revendiquent que leur handicap soient nommé. C’est le cas des activistes américain.e.s qui twittent sous le hashtag #SayTheWord. A l’instar d’autres groupes minorisés, les activistes américain.e.s ont choisi les mots qui les disent et se sont réapproprié avec fierté des désignations censées être dégradantes et insultantes. C’est le cas du terme crip o cripple.
Qu’en est-il en France ? Quel est le terme que les activistes anti-validisme emploient ? Avons-nous retourné le stigmate comme l’ont fait les américain.e.s en resignifiant à leur tour les termes qui leur étaient adressés avec une intention dévalorisante ?
En ce qui me concerne, je m’auto-désigne comme femme (handicapée), mère (handicapée), enseignante (handicapée).[8] Personne handicapée me semble être, paradoxalement, tout aussi désincarné que certaines périphrases citées ici en note de bas de page. Parce que nous ne sommes pas une entité abstraite et figée mais que nous sommes genré.e.s ( ou pas), que nous avons des rôles sociaux, il est important de toujours décliner nos identités multiples.
Du mot handicapé, mot polysémique qui dit à la fois la déficience, l’incapacité et le désavantage social, je ne retiens pas la déficience ni l’incapacité. Lorsque je dois ou je veux évoquer celles-ci, je me définis comme blessée médullaire, comme paraplégique, je dis mon incapacité à marcher. Un adjectif comme « handicapé » qui dit toutes les déficiences et toutes les incapacités, présente l’inconvénient d’englober la déficience et l’incapacité individuelles dans une totalité qui les déborde et favorise un regard sur nos personnes valido- capacitiste totalisant mais à la fois réducteur. En revanche, ce qui m’intéresse dans le terme handicapé est sa dimension processuelle. Je suis handicapée parce que l’on me handicape. Je suis handicapée au sens passif du terme. Le mot handicapé ainsi compris dit la dimension sociale du handicap. Tout comme le terme racisé dit la race comme construction sociale, le terme handicapé peut dire le handicap en l’inscrivant dans cette optique[9].
Il n'y a, enfin, qu'un seul terme à priori consensuel que les activistes français de l'anti-validisme utilisent pour s’auto- désigner. Il s’agit du substantif « handi »[10] que je trouve quelque peu "mignonnisant" mais que je respecte dans la mesure où il émane de la communauté des concerné.e.s et que cela me semble avoir la plus grande grande importance car, à mon sens, ce sont les termes que nous choisissons pour nous désigner qui comptent et non pas ceux que le langage dominant- des dominant.e.s- appose sur nous. C’est à nous que doit revenir le pouvoir de dire ce que nous sommes. C’est à nous de dire qui nous sommes.

[1] https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/handicapvisuel.pdf
[2] http://www.moteurline.apf.asso.fr/IMG/pdf/classifications_internationales_hp_MD_1-18.pdf
[3] https://www.famidac.fr/?L-accueil-et-l-accompagnement-des
[4] De cet embarras plus haut évoqué à nommer le handicap témoignent aussi des périphrases désincarnées comme « personne vivant avec un handicap moteur », voire, personnes vivant en situation de handicap moteur ( le handicap, ce mode de vie collectif, n’est-ce pas ?). D'autres comme " personne souffrant de handicap", qui ne voient la personne que dans une relation de souffrance avec leur handicap, perçu d'ailleurs comme quelque chose d'externe à elles. Tout aussi désincarné, le terme « différence » regroupe tout un panel hétérogène d’individus qui n’ont en commun entre eux que de s’écarter de la norme. S’assumer comme différent c’est donc ne pas contester la norme. C’est assumer aussi le binarisme que cette norme impose.
[5] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&categorieLien=id. Dans la législation française, le handicap n’est pas considéré comme résultant de l’interaction entre des facteurs individuelles et des facteurs environnementaux.
« Art. L. 114. - Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. » ;
[6] https://www.cairn.info/les-personnes-handicapes--9782130556404-page-3.htm
[7] https://www.20minutes.fr/economie/emploi/2352083-20181118-sophie-cluzel-personnes-handicapees-adapter-systematiquement-entreprise
[8] Handicapé.e- adjectif, dit une particularité de l’identité de femme, d’homme, d’enfant… Handicapé.e- participe passé, dit la construction sociale du handicap. Handicapé.e substantif est, en revanche, essentialisant.
[9] J’ai vu dans des textes de militants québécois le terme « handicapisé ». Ce terme a, certes, pour avantage de se renvoyer de façon plus claire à d’autres termes- tels que racisé.e- qui évoquent la construction sociale, culturelle et politique de phénomènes présentés ou perçus comme naturels.
[10] A distinguer du préfixe handi, que l’on voit proliférer dangereusement pour désigner des espaces censés être adaptés à nous- des ghettos-, des initiatives nous étant destinées… C’est par la construction d ‘un handilangage que la France est en train de construire une Handifrance.