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Billet de blog 8 mars 2025

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Les maisons que l'on habite, de l'intime au politique

Nos maisons sont-elles vraiment le miroir de ce que nous sommes ? Que racontent-elles de nos désirs, de nos craintes, de notre monde et de notre manière de l’habiter ? Petit état des lieux de la question avec Harry Potter, Mona Chollet, Tati et Miyazaki, entre autres.

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Dans le tome 2 des aventures de Harry Potter, Ron Weasley invite le personnage éponyme dans sa maison. Harry, qui toute sa vie a vécu dans un placard minuscule, s’émerveille de cet endroit tout de bric et de broc égayé par le chahut de la nombreuse fratrie. Mrs Weasley, mère nourricière par excellence, n’hésite pas à accueillir Harry sous son toit malgré les difficultés financières de la famille. Dans la cuisine, alors que grillent les saucisses et que frémissent les œufs sur le plat, le jeune héros remarque au mur une horloge dépourvue d’aiguilles. Il y a, autour du cadran, des indications comme « Heure de faire le thé », « Heure de nourrir les poules ». C’est ce qu’on appelle une maison enchanteresse. Ron fait ensuite visiter sa chambre à Harry. Un silence. Ce dernier s’aperçoit que son hôte attend une appréciation, un verdict. Quand Harry lui dit son admiration, Ron rougit de plaisir. Ce passage dit toute la valeur, dès l’enfance, des lieux que l’on habite. Il souligne également le besoin d’être validé par autrui.

Illustration 1
The Burrow (Le Terrier), maison des Weasleys dans Harry Potter

On est toujours un peu curieux de découvrir la maison des autres. À l’inverse, on peut ressentir du stress ou de l’excitation à recevoir chez soi. Quels sont donc les enjeux de ces visites à domicile ?

La maison que l’on habite est une extension de notre intimité, intimité qui devient dès lors accessible aux autres. Inviter quelqu’un chez soi, ce n’est pas rien. D’ailleurs, cela ne se fait pas dans toutes les cultures. Il y a dans cet acte quelque chose de transgressif, de sacré, de solennel a minima. Prière d’ôter vos chaussures, nous allons faire le tour du propriétaire.

Il y a les maisons impeccables, que l’on repère de loin à leur pelouse tondue de près. Allons à l’intérieur : les plaques de cuisson sont rutilantes, les souliers bien rangés. Dans la chambre, le lit est impeccablement fait. On n’y trouvera pas d’odeur suspecte. Les toilettes ont leur petit désodorisant déclenché à chaque chasse d’eau. Nulle part, la poussière ni les araignées n’ont le droit de cité. L’occupant·e ne pourra se reposer qu’une fois qu’iel les aura délogés. On a parfois si peu de prise sur nos vies. Mais notre intérieur, au moins, on peut le maîtriser. Et pas question de laisser les invités penser qu’on vit dans la saleté.

Il y a des habitants moins soigneux. Chez ces gens-là, mieux vaut ne pas enlever ses chaussures, si on tient à ses chaussettes. Dans la salle de bains, à côté de la panière dégueulant de linge sale, on trouvera le lavabo maculé de dentifrice et de poils. On ne s’assiéra pas dans le fond de la baignoire, trop risqué. Sur ses rebords, comme une sentinelle multicolore, s’étalent des flacons en tous genres, gels douche, shampooings, crèmes. Attention, coup fourré : la plupart sont vides. Et dans le salon ? On peut facilement pister l’occupant des lieux, ses rituels et son modus operandi :  une tasse de café vide sur la table basse, un emballage de biscuit éventré. Dans la cuisine, une enveloppe déchirée laissant voir un bon de réduction (mais on le laissera bêtement expirer). Les photographies jonchent le frigo, tenues par des magnets qui sont autant de souvenirs de vacances. I <3 London. Dans l’entrée, un bol déborde de toutes ces babioles qu’on ne se résout jamais à jeter : vieilles clés, pièces rouges, carte de fidélité de pizzas qu’on oublie à chaque fois d’emporter. À quoi tient ce désordre ? Paresse, manque de temps, indifférence ? Ls lieux sont loin d’être immaculés, certes, mais si l’on se laisse aller dans le canapé, en dépit des miettes qui émaillent les coussins, on pourra penser que cet intérieur aux effluves fauves a quelque chose de … douillet. Comme une tanière. Les volets entr’ouverts laissent passer un peu de soleil. La poussière danse calmement dans ses rayons. C’est joli.

Illustration 2
The Big Lebowski (dans sa salle de bains)

Les maisons que l’on habite sont aussi peuplées de chiens ou chats, de poissons ou d’oiseaux. À côté de cette faune domestique court une tout autre faune, clandestine celle-là. Les insectes et autres rongeurs rôdent dans nos parages, dans les coins et fissures, dans les toits et planchers.  Qui a déjà eu un loir sous ses combles sait le tintamarre dont ils sont capables. Car une maison, ce sont aussi des sons. Parquet qui craque, télé allumée en permanence, comme une présence qui rassure. Playlist jouée sur une enceinte, lave-vaisselle qui ronronne, rumeur assourdie de la circulation.

Les maisons que l’on habite sont parfois décorées des portraits des habitants : le couple, tout en sourires et les enfants, bien sûr. À quel désir, à quel besoin répond cette convention ? On affiche ses instants de bonheur. En passant devant chaque jour, il s’agira de ne pas les oublier.

SI vous rentrez dans une maison où il y a des livres, foncez ! Ils vous apprendront beaucoup de choses sur leurs propriétaires. Les œuvres complètes de Victor Hugo en reliure dorée ? Quatre ou cinq livres, pas plus, dont Le Malade imaginaire, édition collège ? Un livre de recettes de cupcakes, de la SF uniquement, des BD, des guides du Routard ? Dites-moi ce que vous lisez, je vous dirais… Mais cela marche pour tout, en vérité.   

Déco Ikea, meubles de récup, carrelage ou parquet, couleurs froides ou chaudes, modernes ou vintage, nos maisons emblématisent nos désirs et nos craintes, nos goûts et nos aversions. Elles traduisent une vision du monde, c’est pourquoi l’on est si curieux de les visiter. À l’instar des livres, les maisons des autres nous donnent accès à une autre manière de voir et de penser, d’agencer nos existences. C’est précieux.

Illustration 3
La maison de Monsieur Hulot dans Mon Oncle, de Jacques Tati

Dans Mon oncle, de Jacques Tati, deux habitations s’opposent. Monsieur et Madame Arpel logent dans une vaste bâtisse, froide et géométrique, où règnent les gadgets ultra modernes. En plein avènement de la société de consommation, cette maison emblématise le triomphe du paraître et de la bêtise. Le petit garçon qui y vit s’y ennuie terriblement. Quand il va chez son oncle en revanche, c’est une toute autre histoire. Le logis de Monsieur Hulot est un lieu enchanteur. Il faut, pour y accéder, emprunter un labyrinthe d’escaliers qui conduit à un appartement tout en hauteur aux fenêtres biscornues. Dans ce lieu-là, fait de coins et de recoins, on imagine des malles mystérieuses, des instruments de musique, des livres d’aventure et de la vaisselle ébréchée qu’on n’aura pas peur, dès lors, de casser.

Nos maisons reflètent qui nous sommes. Certaines sont ouvertes aux quatre vents. Des autres, on ne verra jamais qu’un filet de lumière filtrant de rideaux perpétuellement fermés. Car la maison est avant tout un abri qui nous protège de l’extérieur. Du froid, des intempéries, de la violence des autres qui peuvent nous juger, nous voler, nous violenter.

Mais la violence s’exerce parfois à l’intérieur des murs du foyer. Les exemples sordides sont légion. La maison perd alors son caractère protecteur. Il y en a pour qui le foyer est une prison, une chambre de torture.

Illustration 4
La maison de Norman Bates dans Psychose de Hitchcock

Il y en a, aussi, qui n’ont pas de maison. Dans son ouvrage Chez soi, une odyssée de l’espace domestique[1], Mona Chollet analyse la maison dans ses dimensions politiques. Elle aborde longuement la question de ceux qu’on appelle les Sans Domicile Fixe, dépossédés du luxe de pouvoir dormir en paix. Aujourd’hui, 4,2 millions de personnes sont mal logées en France, parmi lesquelles on compte 330 000 personnes sans abri[2].

Mais si la maison relève du politique, c’est aussi parce que nous passons parfois l’entièreté de nos vies à la rembourser. Les prêts immobiliers pèsent sur nous comme des épées de Damoclès. Le désir d’être propriétaire fait de nous des citoyens moins revendicatifs, dit Mona Chollet. C’est certain. On a moins tendance à se révolter – contre un patron, un gouvernement, un système quand on a peur de ne pas pouvoir rembourser ses mensualités.

C’est bien le paradoxe de la maison, en définitive. Pile : horizon convoité, espace protecteur où peuvent se déployer le rêve et l’intimité. Face : cage (dorée), enfer duquel on ne peut s’échapper.

Les maisons que l’on habite reflètent notre personnalité, nous disions. Et si c’était l’inverse ? Et si c’était les maisons qui modelaient notre identité ? Lorsqu’on grandit dans un appartement aux murs fins comme du papier, ne développe-t-on pas un rapport au bruit et aux autres tout à fait particulier ? Les maisons neuves se ressemblent parfois tristement dans les lotissements. Comment cela impacte leurs habitants ? Taudis, villas, pavillons. Fermes, studios, colocations. Ces multiples façons d’habiter nous modèlent.

On dit souvent des anciennes maisons qu’elles ont du charme. Du cachet. Elles sont les dépositaires d’autres histoires, portent les marques de vies antérieures. Leurs occupants s’inscrivent dans une longue chronologie ; ils le savent et cela aussi les impacte. C’est tout le propos des récits qui développent le motif de la maison hantée. Ces histoires mettent en scène des maisons qui ne sont pas seulement des décors mais des personnages à part entière. Des êtres vivants. Voilà qui est intéressant. Le Château ambulant, dans l’animé de Miyazaki du même nom, est une demeure fabuleuse. Perchée sur des pattes de poulet, elle est mue par la magie de Calcifer, le dieu du feu qui réside dans son foyer. Calcifer fait tenir ensemble cet assemblage brinquebalant de pièces, de terrasses et de cheminées. Les personnages qui y vivent – une jeune fille métamorphosée en grand-mère, un magicien, un chien, un petit garçon, une sorcière dingue de cigares et un épouvantail – constituent une famille à son image : hétéroclite. Ils vont tout faire pour sauver Calcifer, car ils aiment cette demeure mobile, magique et biscornue. Elle les rassemble. Une maison enchanteresse en somme. Comme chez les Weasleys, dans Harry Potter. Cela fait rêver.

Illustration 5
Le Château ambulant, à l'heure de la lessive

[1] La Découverte, Paris, 2015.

[2] Chiffres avancés par la Fondation Abbé Pierre pour l’année 2024. Voir : REML2024.pdf

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