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Billet de blog 12 décembre 2025

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Le rire, une affaire sérieuse

Médias, vie de tous les jours, comédies : qu’est-ce qui nous fait rire ? On parlera du continuum des violences, de blues avec Baldwin, de philosophie avec Bergson. On montrera que le rire des élites -et de l’extrême-droite, tiens donc - n’a pas grand-chose de drôle. Un billet hilarant.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La TNT a diffusé, en octobre 2025, une séquence durant laquelle un conglomérat d’individus d’extrême-droite critiquait allègrement les gens de gauche. En sus d’être méchants, mal-habillés et sales, ces derniers seraient dépourvus du sens de l’humour. Tout le monde a plussoyé sur le plateau et on a rigolé, rigolé[1].

D’autres revendiquent le droit de faire des blagues sexistes, sur les arabes, les noirs ou les asiatiques. On n’oublie pas bien sûr les tapettes, les juifs, p’tites bites et autres joyeusetés.

Il y a aussi celles et ceux qui continuent à faire ces blagues mais au second degré : ils savent que ce n’est plus de bon aloi mais ils n’ont pas encore trouvé de nouvelle manne.

Damn. Et quand remarque leur en est faite, la parade est toute trouvée : on ne peut plus rien dire. C’est notre identité qui est en jeu. Elle est menacée. Conclusion : il faut la défendre. Aux armes[2] !

Ben tiens.

Tout cela nécessite donc une petite mise au point - en plusieurs points d’ailleurs.

On ne peut plus rien dire !

Bien à droite sur l’échiquier politique, on se targue de représenter « les Français » et « l’identité française ». Ça caquète contre le wokisme, ça piaille contre le danger -rouge, vert ou les deux selon l’humeur- qui menace « nos valeurs ». De braves petits soldats ânonnent un peu partout les éléments de langage des riches à qui ils doivent leur petit argent, leur petite médiatisation, leur petite influence. La dignité se monnaie à bas prix[3]. Journalistes, animateurs, chroniqueurs, éditorialistes, députés, experts en tous genres…Sans cesse on les entend nous baver dans les oreilles qu’on ne peut plus rien dire. C’est tout de même un comble ! Et celui-ci n’a rien de comique.

Illustration 1
Médias - Qui possède quoi ? © Le Monde diplomatique / Acrimed

Le soir, quand ils se brossent les dents devant le miroir, ces ardents défenseurs non de la France mais de leurs petits privilèges, se disent sans doute « je suis quelqu’un », « j’ai réussi » et c’est terriblement rassurant que de penser cela. On lutte comme on peut contre le fait qu’on est peu de chose et qu’on va mourir. Mais enfin, l’hygiène n’est pas seulement bucco-dentaire ! À quoi bon avoir les dents propres si c’est pour avoir des idées infâmes et un comportement abject ?

Ce faisant, ces petits francs-tireurs pissent allègrement sur « le peuple » qu’ils prétendent défendre. Ils excitent la violence et la division. Les conséquences leur importent peu. Ils s’estiment à l’abri dans leur entre-soi étriqué. Partout les médias des millionnaires diffusent et légitiment ainsi un rire mauvais. Elle a bon dos, la liberté d’expression.

C’est pour rigoler !

On ne peut plus rien dire, disent celles et ceux qui s’accrochent à leurs blagues « traditionnelles ». C’est pour rigoler !

Alors primo : ce n’est pas drôle. Deuxio : mais quel manque d’imagination ! On ne va quand même pas faire les mêmes vannes pendant des siècles, si ? Et l’innovation alors ? Haha. Tertio : faut-il vraiment faire un lien entre ces blagues « pour rigoler » et les violences sexistes, sexuelles, raciales, homophobes et consort ?

HELL YEAH !

En 1987, Liz Kelly, sociologue britannique, élabore le concept de continuum des violences, que l’on peut représenter sous la forme d’une pyramide. Tout en haut : les crimes, les viols, les féminicides. Tout en bas : les attitudes et croyances (un homme ça ne pleure pas, une femme c’est sentimental, les juifs sont radins, les gays sont efféminés, etc.) qui légitiment l’étage supérieur, celui des micro-agressions, qui va légitimer le suivant, jusqu’à la pointe pyramidale qui nous éclabousse toutes et tous de sang. Tout est lié. Pour le dire autrement : lorsqu’on fait une sale blague ET LORSQU’ON EN RIT ET LORSQU’ON SE TAIT, on permet à l’étage supérieur de la pyramide d’exister. On assure ses fondations. C’est sur ce terreau que surgissent et se multiplient les agressions, les viols, les passages à tabac, les suicides, les meurtres. Cela n’a rien de drôle, surtout quand on observe les chiffres liés à ces violences, qui augmentent de façon tragique[4]. Si une identité est menacée, c’est bien celle de ces populations-là.

Illustration 2
Le continuum des violences sexuelles © Simon Fraser University Sexual Violence Support and Prevention Office

Lorsque l’on a pris conscience de ce fait, on ne peut plus faire semblant de rire à ces blagues. Ce n’est pas manquer d’humour. C’est au contraire pointer, chez ceux qui les défendent, le manque d’humanité.

De quoi rit-on ?

Au fond, quand on affirme que quelqu’un n’a pas d’humour, n’est-on pas juste vexé d’avoir fait un bide ? Vous savez, vous, pourquoi les tyrannosaures sont tout le temps en colère ? La personne en face nous regarde, sceptique. On se sent seul soudain. C’est désagréable.

Et pour cause : le rire a une fonction sociale importante. C’est ce que développe Bergson dans son ouvrage éponyme[5]. Le philosophe explique que le rire est de nature intellectuelle. L’émotion est son ennemie. Rire de quelque chose implique une distance, un recul par rapport à cette chose. C’est pour cette raison qu’on met du temps, parfois, à rire d’une déconvenue qui nous est arrivée. D’abord, nous devons évacuer les émotions – tristesse, colère, honte et laisser passer le temps.

Or cette forme de distance n’est pas seulement temporelle. On rit volontiers, en groupe, de quelqu’un de différent. Parfois, cette tierce personne s’est placée volontairement en dehors des codes de la société : c’est le cas de qui se déguise. Les distraits, les idéalistes, les rêveurs nous font rire aussi puisqu’ils sont dans la lune. Cosmique, la distance qui nous sépare déclenche le comique.

Le rire est une affaire éminemment sérieuse, en réalité. Face aux comportements excentriques, Bergson nous dit qu’il assume une fonction de sanction sociale : il est un rappel des codes à respecter et sonne alors comme un avertissement. Gare à toi, qui te situes en dehors des clous : les chiens de garde n’aiment pas les brebis égarées.

Quand on se moque, on fait corps autour d’un individu pour stigmatiser sa différence. Parce que si l’on rit toujours de, on rit aussi avec. Le rire est fondamentalement social, toujours en relation. Ces relations nous apprennent beaucoup sur l’état de santé d’un groupe, sur la manière dont il fonctionne. C’est pour cette raison que les comédies sont de fabuleux miroirs à travers lesquels observer la société et ses évolutions. Pour citer une dernière fois Bergson, au contraire de la tragédie qui met en scène des individus à la destinée singulière, la comédie propose des types généraux : l’avare (mais qu’allait-il faire dans cette galère ?) le gentil idiot (qu’on invite à un dîner), la jolie môme écervelée (mais vous m’aviez dit de dire Hardy !), le beauf en slip (pastis par temps bleu), le tonton raciste ou la vieille fille acariâtre…  Quand cela devient-il inacceptable ? C’est simple : quand on rit de celles et ceux qui sont déjà oppressés, fragilisés, méprisés.

Rire : faire un pas de côté

Dans le fond, est-ce que tout cela est vraiment drôle ? Quand on considère les clichés que l’on véhicule, les trésors que l’on déploie pour faire rire les autres… Qui est vraiment dupe des peurs que ces tentatives acharnées masquent à peine ? Et puis, est-ce vraiment une coïncidence si les plus grands comiques se révèlent être des personnes enclines au désespoir ?

James Baldwin m’a apporté des éléments de réponse. L’écrivain, né en 1924 à Harlem, était homosexuel en plus d’être noir : on imagine à quel point il a dû côtoyer la détresse. Dans un texte fulgurant, intitulé Les Usages du blues[6], l’auteur analyse ce qui fait la puissance de cette musique. La négritude, dit-il, est un fait social et dans ce monde spécifique, la violence, la souffrance et l’injustice sont le quotidien des noirs. Il cite Bessie Smith et Billie Holiday, qui subissaient en plus la domination masculine. Ce qu’elles ont vécu, elles l’ont regardé les yeux grands ouverts. Elles n’y pouvaient rien mais au lieu de n’en rien faire, elles l’ont chanté – le mépris du monde, la torpeur procurée par le gin, les coups d’un mari, la misère. Le blues naît de ce pas de côté.

There’s always something a little funny in all our disasters, if one can face the disaster[7].

Il y a toujours quelque chose d’un peu drôle dans nos désastres, si l’on arrive à faire face au désastre, dit l’écrivain. Funny, en anglais, c’est ce qui est drôle mais aussi étrange. Baldwin, comme Bergson, a vu que le comique vient du décalage. Ce décalage est aussi la matrice des histoires que l’on raconte, de celles qui comptent en tout cas. Tout est lié. Et la vie, soudain, est un peu plus facile à vivre - pour celles et ceux qui survivent au désastre.

Dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco, le mobile de tous les meurtres est le deuxième tome de la Poétique d’Aristote, livre mythique dont le sujet est la comédie. La religion craint le rire. Le recul autorise la réflexion et la réflexion, la satire. Or celui ou celle qui rit fait vaciller l’autorité.

Je suis Charlie, disait-on il y a quelques années.

Ben tiens.

L’année dernière, France Inter licenciait Guillaume Meurice. La dessinatrice Coco était menacée de mort. Aujourd’hui Laurent Nuñez porte plainte contre Pierre-Emmanuel Barré … et un jeu de société antifasciste[8]. Les « sales blagues » de ces humoristes masquent pourtant un cri à l’écho désespéré : comment se fait-il que des criminels agissent en toute impunité ? Que des gens soient blessés, mutilés, tués ? Leur rire s’attaque aux dominants : c’est ce qui le rend légitime, salutaire même. Et risqué.

De l’autre côté, les forces du désordre sont à l’origine de professions de foi fort élégamment tournées : « Je compte plus les mecs qu’on a éborgnés, un vrai kiff ![9] » ainsi que nous le montraient des vidéos tournées à Sainte-Soline. Qu’est-ce qu’on se marre ! Le ministère de l’Intérieur a ses priorités. On préfère être Charlie, là-haut, quand il s’agit de viser les arabes et les immigrés.

Plusieurs conclusions s’imposent. Ce que Bergson et Baldwin mettent en avant, c’est le pouvoir métaphysique du rire. Celui-ci peut naître de la misère la plus noire. Le rire a lieu d’être partout et tout le temps. Il est essentiel. L’autodérision, cette capacité extraordinaire à rire de soi-même – et qui vient de ce pas de côté fondamental - nous fait prendre conscience du peu de chose que nous sommes toutes et tous.

The very time I thought I was lost

My dungeon shook and my chains fell off[10]

Au moment même où je me croyais perdu, mon cachot s’est effondré et mes chaînes ont disparu. Le sens de l’humour dans ce qu’il a de noble impose cette humilité toute philosophique. Les dominants de tous bords en sont dépourvus. Gonflés d’autosuffisance, ils ignorent cette distance qui leur permettrait de se voir eux-mêmes et de comprendre que, malgré tous leurs efforts, ils sont comme nous, c’est-à-dire pas grand-chose.

Ce n’est pas une surprise. Les régimes autoritaires se caractérisent tous par la propagande et la censure. Ils ne tolèrent aucune plaisanterie. La guerre, le pouvoir, la domination, l’identité nationale, le contrôle, la force, la violence, l’hypocrisie, l’argent constitueront toujours leurs obsessions. Qu’est-ce qu’on se marre ! L’extrême-droite est l’expression de la désolation. Qu’on ne nous fasse pas croire le contraire.

Pour finir, on a le droit parfois de mettre la tête sous le sable, de préférer des formes d’humour plus légères, de s’abreuver de feel good.  L’époque est un poil anxiogène. Mais nous avons une autre option : regarder tout cela les yeux grands ouverts. Et faire un pas de côté.

Illustration 3

[1] Extrait diffusé dans un épisode de Rhinocéros à retrouver ici : 🦏 DISSOLUTION, CENSURE : LES MÉDIAS PAVENT LA VOIE DU RN VERS L'ELYSÉE

[2] Enfin prenez les armes vous-même, moi je ne peux pas, j’ai été réformée (pour raison personnelle).

[3] Et pour celles et ceux que la culture française intéresse vraiment, La Fontaine a écrit une fable remarquable sur le sujet : Le Loup et le Chien, qu’on peut lire ici : Le Loup et le Chien - Jean de la Fontaine

[4] Chiffres officiels pour l’année 2024 issus de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains, à retrouver ici :  Lettre-violences-sexistes-et-sexuelles-en-2024-novembre-2025.pdf

[5] Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, 1900.

[6] Texte publié pour la première fois en français dans la revue America n°8 – De la race en Amérique, 02 janvier 2019.

[7] On peut lire le texte de Baldwin en anglais ici : James Baldwin: The Uses of the Blues | Autonomies

[8] “Fachorama” : pourquoi ce jeu de société antifasciste irrite le ministère de l'Intérieur | Les Inrocks

[9] Dixit un policier à Sainte Soline. Source : Violences à Sainte-Soline : des propos de gendarmes font polémique

[10] Negro Spiritual, Anonyme. Ces vers sont cités par Baldwin, toujours dans le même texte.

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