Pour vous, qu’est-ce qu’un jardin ? Un endroit où l’on fait pousser des fruits et des légumes ? Un espace vert attenant à une maison ? Non, c’est plus que cela, diront ses amoureux : un refuge, une source d’émerveillement et de poésie. Public, partagé ou secret, le jardin est plus qu’un espace, plus qu’une métaphore : c’est une philosophie.
On ne saurait en douter : l’école fondée par Épicure s’appelait le Jardin. Et il me semble bien que toutes les jardinières et jardiniers que je connais ont une propension à philosopher. On réfléchit, au jardin. Les mains dans la terre, on assiste à l’action conjointe de l’air, de la lumière et de l’eau. On regarde les plantes pousser. À l’abri de l’urgence quotidienne, on a l’esprit apaisé. Forcément, ça donne des idées. Un autre philosophe concluait son conte en affirmant qu’il fallait cultiver son jardin[1]. Belle métaphore encore une fois, mais de quel jardin parle-t-on au final ? C’est toute la question. Ce que je voudrais montrer ici, c’est que le jardin reflète une manière d’être au monde. C’est précisément ce qui fait sa richesse.

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Étymologiquement, le jardin est un enclos, où l’on cultive des espèces choisies. L’histoire l’a souvent assimilé au paradis (on peut penser au jardin d’Éden). Dans cet espace protégé, on agence la nature sauvage comme on mettrait de l’ordre dans une chevelure ébouriffée. Sus aux ronces ! Les haricots y poussent en rangs. Une clôture empêche le chevreuil de venir les manger. Mais le jardin nous protège aussi de nos propres congénères. C’est chose connue : la bestialité est surtout l’apanage des humains, n’en déplaise à ceux qui, se pensant civilisés, méprisent les mondes animal et végétal. Le jardin est donc une interface où l’on apprivoise la nature sauvage tout en s’éloignant, un peu, de l’humanité.
Or la civilisation occidentale s’est construite sur un rapport délétère à la nature - on commence à le savoir. Pendant trèèès longtemps, nous avons cherché à la soumettre, voire l’éradiquer. C’est inscrit dans la Genèse (I, 26) : « Dieu créa l'homme et la femme. […] Et leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » Les choses, dès lors, étaient posées.
Longtemps, nous avons donc conçu le jardin via le prisme de cette sentence biblique. En voici deux exemples très différents.
Jérôme Bosch a peint Le Jardin des délices probablement entre 1490 et 1500. Le célèbre triptyque est ainsi composé : le panneau de gauche offre une représentation du Paradis. La nature prédomine : des collines verdoyantes, une forêt, l’onde tranquille d’une rivière où nagent des canards. Au loin, on distingue des reliefs bleus à la géométrie surréaliste. Ce paysage est peuplé d’une faune hybride : créatures mythologiques telles que licornes et hydres, lapins, girafes, cervidés en tous genres… Et beaucoup, beaucoup d’oiseaux qui dessinent des courbes virtuoses dans le ciel. Il y a une certaine harmonie dans cette représentation, un équilibre. On y respire. Au milieu, une fontaine magistrale, rose chair, se dresse vers le ciel. Au premier plan enfin se tiennent Adam et Ève, innocents encore, de part et d’autre d’un barbu à l’air sentencieux. Un serpent sinue près d’un arbre.
Les choses se gâtent dans le panneau du milieu. L’humanité s’est beaucoup, beaucoup reproduite. La scène évoquerait presque un parc aquatique en période estivale – pardon pour l’anachronisme. Et il s’y passe des trucs de dingue. On s’y balade à poil. Certains s’adonnent à d’étranges pyramides chorégraphiées, un corbeau posé sur le postérieur. Un autre a un bouquet de fleurs planté dans les fesses. Il y a de l’orgie dans l’air, et pas qu’un peu. Le polyamour, ça ne date pas d’hier. On mange des pommes à tire-larigot - au moins c’est healthy. Dans les airs, une espèce de chevalier à longue queue, perché sur son poisson volant, tient une canne à pêche au bout de laquelle pend le fruit interdit. Et pourquoi pas après tout. L’humanité, en tout cas, sature l’espace, laissant un espace réduit à la faune et à la flore qu’elle assujettit, souvent. De serpent, il n’y a plus trace.

Sur le troisième panneau, on s’y attendait, ça sent le sapin. Ça brûle, ça coupe, ça transperce. Seuls des incendies éclairent cette noirceur. Les fenêtres des bâtisses qu’ils ravagent illuminent à la manière de projecteurs la scène apocalyptique. Les instruments de musique se font instruments de torture. On distingue, ici et là, des cartes à jouer, un porc déguisé en nonne. De nature il n’y a plus, si ce n’est, au loin, un arbre carbonisé. L’homme dominera la nature ? Beau programme. Bosch nous montre comment cela doit finir : c’est l’Enfer.
Mais quittons le Primitif flamand pour revenir en France, pendant ce que l’on a coutume d’appeler le Grand Siècle, c’est-à-dire le règne de Louis XIV. Allons-nous promener dans les jardins de Versailles. La nature y est coupée, meurtrie, ratiboisée. L’obsession du contrôle se lit dans le moindre bosquet. Ce n’est pas la magnificence des plantes qui est à l’honneur. Ce que chaque plan d’eau reflète, c’est l’image du souverain tout puissant à l’autoritarisme bien connu. En déployant sa triste géométrie, le jardin à la française, de manière générale, affiche sans vergogne sa volonté d’asservir la nature. La population de l’époque ne subissait pas moins cette tyrannie. Louis XIV bénéficie encore aujourd’hui d’une sacrée auréole de gloire. Versailles est toujours une vitrine symbolisant la puissance française à travers le culte de son roi. Dans une vidéo réjouissante et bien documentée, Pacôme Thiellement, pour Blast, démonte cette image hégémonique[2]. À bien des égards, le règne de Louis XIV, dont Versailles et ses jardins sont l’emblème, c’était… l’Enfer.

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Les jardins anglais, en revanche, proposent une autre vision du monde, nettement plus séduisante, puisqu’y préside un regard artiste. Il y a, dans les jardins anglais, un souci de la lumière, de la profondeur. Loin de vouloir corriger les accidents du site, on tend plutôt à les mettre en valeur. L’itinéraire n’est pas balisé[3]. On s’y balade à l’envi. La végétation, luxuriante, s’y déploie au mépris des lignes bien droites avec lesquelles on a pensé le jardin français. On donne ainsi toutes les chances à la poésie d’y fleurir. C’est ce qui fait du jardin anglais un décor idéal, que la littérature britannique a abondamment mobilisé. Je n’ai jamais oublié la description des jardins de Manderley, dans le roman Rebecca écrit par Daphné du Maurier. C’était le début du livre. La narratrice découvrait en même temps que nous le domaine sauvage et mystérieux de l’aristocrate qu’elle venait d’épouser. De somptueux rhododendrons rouge sang bordaient la route. Ils annonçaient les passions assassines qui hantaient Manderley, et que l’héroïne allait découvrir à ses dépens.
Mais ces dénominations sont aujourd’hui un peu obsolètes. Le jardin, comme nous, est entré dans l’ère anthropocène. Les jardiniers qui le défendent doivent imaginer de nouvelles façons de l’élaborer pour en faire un lieu où les espèces végétales et animales seront préservées. Le jardin, en ce sens, n’est plus seulement un lieu d’agrément propice au rêve et à la contemplation. Il devient le lieu d’une pensée politique. Il se fait le laboratoire où l’on repense les relations entre la nature et l’humain.
Éric Lenoir développe ainsi le concept du jardin punk[4]. Son entretien nécessite peu d’efforts, deux trois outils seulement mais beaucoup d’observation, par contre. Il s’agit de comprendre la météo, la végétation, le sol. Le lâcher prise est le corollaire d’une confiance en la nature que nous devons réapprendre. On s’en doute, les pesticides ne sont pas les bienvenus dans le jardin punk, pas plus que la tonte à ras les pâquerettes. On pourra créer un petit sentier pour circuler mais l’idée est de laisser la végétation devenir folle, comme on disait avant. Libre, comme on dit aujourd’hui. Laissons faire la nature, elle sait. Bien sûr, cela modifie en profondeur notre conception du beau, du jardin idéal, et de l’action humaine au sein de son environnement. C’est tout l’intérêt.

Un autre fameux jardinier, Gilles Clément, forge de nouveaux concepts qui font montre d’une politisation similaire. Ainsi la notion de jardin en mouvement met au centre de sa pratique la notion de déplacement des espèces. Les semences se dispersent au gré du vent, vagabondent (quel joli mot) et si cela ne satisfait pas aux exigences rectilignes des humains, tant pis : le brassage favorise la biodiversité. On peut y lire, en sous-texte, un éloge de la migration – c’est heureux. Le jardin planétaire, lui, nous engage à penser la Terre comme un lieu clos : la biosphère est l’espace où tous les êtres vivants peuvent … vivre. Nous devons alors nous penser comme des jardiniers responsables de cet espace. C’est seulement une question de survie, après tout.
Ainsi le jardin offre un juste miroir de nos manières d’être au monde. Je me suis fait la réflexion qu’il était un peu triste que les jardinières et jardiniers, aujourd’hui, soient forcé·es d’entrer en résistance et de politiser le jardin. Ce dernier devient le lieu d’un combat. Et les adversaires sont de taille. Les grossiers personnages qui dominent nos systèmes politiques, économiques et médiatiques n’ont jamais pris de plaisir, c’est évident, à remuer la terre, à regarder une plante pousser. Ils y auraient gagné un peu d’humilité, un brin de sérénité. Aussi faut-il lutter pour le jardin, pour ce qui y est enclos : le vivant, et avec lui le rêve, la beauté et la poésie. C’est cela, notre promesse de paradis. Alors finissons sur une note moins terne. Après tout c’est l’arrivée du printemps. Voici ce qu’en disait un poète, Théophile Gautier :
Tandis qu’à leurs œuvres perverses
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes,
Sournoisement lorsque tout dort,
II repasse des collerettes
Et cisèle des boutons-d’or.
Dans le verger et dans la vigne,
II s’en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer à frimas l’amandier.
La nature au lit se repose ;
Lui, descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leur corset de velours vert.
Tout en composant des solfèges
Qu’aux merles il siffle à mi-voix,
II sème aux prés les perce-neige
Et les violettes au bois.
Sur le cresson de la fontaine
Où le cerf boit, l’oreille au guet,
De sa main cachée il égrène
Les grelots d’argent du muguet.
Sous l’herbe, pour que tu la cueilles,
II met la fraise au teint vermeil,
Et te tresse un chapeau de feuilles
Pour te garantir du soleil.
Puis, lorsque sa besogne est faite,
Et que son règne va finir,
Au seuil d’avril tournant la tête,
II dit : « Printemps, tu peux venir ! »
[1] Voltaire, dans Candide, paru en 1759.
[2] LA FRANCE DE LOUIS XIV : BIENVENUE EN ENFER - ÉPISODE 11. Pacôme Thiellement revient en particulier sur les coûts exorbitants des jardins de Versailles (financiers, humains, environnementaux – il a fallu tout de même détourner un fleuve à 60km de là, l’Eure, pour alimenter en eau leurs fontaines !).
[3] Source : Jardin à l'anglaise — Wikipédia
[4] Voir Petit traité du jardin punk (2018) et Grand traité du jardin punk (2021) publiés chez Terre vivante.