Si les humains sont des animaux comme les autres, il existe toutefois une grande différence entre un chien méchant et un homme méchant. Pour le premier, pas d’équivoque. Veillez juste à ne pas trop vous en approcher, histoire de préserver vos mollets. Concernant le second, les choses se corsent. Les humains peuvent être méchants de bien des façons et sont, je trouve, autrement plus flippants qu’un canidé aux babines retroussées.
Selon le sens usuel, est méchant celui qui cherche à nuire, celui qui désire provoquer la souffrance d’autrui. Voilà une énigme bien fascinante. Pourquoi, en effet, être méchant ? Question épineuse qui nous fait entrer sur le territoire de la morale. Si le mot gentil possède soixante-deux synonymes, le mot méchant n’en a pas moins de cent dix[1]. Presque le double ! Eh oui, c’est ennuyeux, un gentil. Ça ne fait pas fantasmer, ça laisse un goût fade sur la langue. On n’en fait pas de bonnes histoires. Mais collez-lui dans les pattes un vrai méchant aux actes effroyables et là, vous aurez une histoire relevée à souhait. Le méchant, plus que son antagoniste convenu, soulève la question du bien et du mal. Ce faisant, il en révèle toute la complexité. Ça ne s’invente pas, nos récits en sont remplis. S’impose alors un petit tour d’horizon sur le sujet.
Attention, la classification qui suit (en plus d’être totalement arbitraire et subjective) peut heurter la sensibilité des lecteurs les plus jeunes.
- Les méchants de l’enfance
Avec en tête, le grand méchant loup, bien sûr. Celui qui dévore le petit Chaperon rouge et la chèvre de Monsieur Seguin. Et tous les autres : le Père Fouettard et autres croque-mitaines, convoqués par des parents sadiques (ou épuisés) pour qu’une assiette d’épinards soit dûment terminée. Les contes de fées, quant à eux, mettent en scène tout un panel de méchants, ogres, sorcières et consorts, servant d’alibi à l’initiation des enfants. Ils incarnent un danger que les jeunes héros et héroïnes doivent affronter, qui est condition de leur apprentissage. Il faut bien, à un moment donné, se confronter au réel. Le plus tôt sera le mieux, d’aucuns diront. En découvrant un nouveau personnage, les petiots demandent souvent : c’est un gentil ou un méchant ? Ils ont besoin de cette binarité élémentaire pour se construire. Ils ne savent pas encore que tout est beaucoup plus compliqué.

Agrandissement : Illustration 1

- Les méchants très méchants
L’histoire des méchants possède aussi sa propre enfance : celle où les méchants étaient juste méchants. À bien y regarder, les monstres que doit affronter Ulysse, tels le cyclope Polyphème, les Sirènes ou encore Charybde et Scylla, se distinguent par une cruauté et une volonté de tuer que rien ne justifie. Ils incarnent le mal et permettent au héros (c’est souvent un héros) de prouver sa valeur afin de conquérir un cœur ou un trône. Rien ne les motive, si ce n’est la volonté de nuire. Sauron et Voldemort ? Ils rentrent aussi dans cette catégorie.
- Le méchant absolu
L’heure est déjà venue de décerner la palme du plus grand méchant de tous les temps. Pour l’ensemble de son œuvre, ce prix revient à Satan, alias Belzébuth, Lucifer, Méphistophélès, Sheitan… Que d’avatars pour le Prince des Ténèbres ! Dans la Bible, le Diable est une figure nécessaire. On ne peut en faire l’économie. Il est l’Ange déchu : celui qui est tombé. Fait croustillant : le mot méchant s’apparente à la même racine. Mescheoir, en ancien français, signifie mal tomber. De là le participe présent mescheant, qui devient ensuite un nom : le méchant est celui qui tombe mal, qui n’a pas de chance. Voilà notre méchant justifié … Attention, pas justicier, sinon ce serait troublant ! Satan n’a donc pas eu de bol : il est mal tombé. Sans lui, l’ordre des choses ne serait pas respecté. Ce serait le chaos. Cela méritait bien ce trophée.

Agrandissement : Illustration 2

- Le salaud sans foi ni loi
Nous rentrons ici dans les territoires du méchant à visage humain, mais sans grande finesse toutefois. S’est spécialisé dans le film d’action grand public. A soif de pouvoir, d’argent, de gloire, de vengeance. Rit de manière sardonique en balançant de grosses rafales avec son énooorme mitraillette[2]. Sert de faire-valoir à un héros tout en muscles, très gentil évidemment. Prouve au grand public que les armes à feu sont nécessaires. Eh oui, il faut bien se défendre. Pour les exemples, se reporter aux filmographies de Schwarzenegger, Stallone et à la série des James Bond.
- Le psychopathe
Humain toujours, mais différent de nous. Nous, comprenez les humains normaux et gentils ! Dérangé, violent, criminel, assassin ou mieux : serial killer ! Ce type de méchant file la pétoche. Froid, calculateur, dépourvu d’empathie et de regrets, il n’a qu’une seule obsession : accomplir son grand œuvre, aussi dément soit-il. D’une intelligence redoutable, ce méchant contraint l’inspecteur qui le pourchasse à sortir de sa zone de confort, à s’exposer. Le psychopathe compte même sur le flic pour parachever son entreprise, dans une danse macabre qui peut faire basculer ce dernier du côté obscur... Brad Pitt dans Seven[3]. Jodie Foster dans Le Silence des agneaux. Mentions spéciales à Rosamund Pike et Kathy Bates qui ont incarné au cinéma des psychopathes glaçantes[4]. Ce n’est pas si courant.
- Le gangster
Méchant mais sympa. Même s’il vole, détourne, tue. Une figure du self made man attrayante, en somme. Pourquoi ? Parce qu’il n’entend se faire berner par personne, à commencer par le gouvernement. Hors la loi, mais pas sans loi. Chez les mafieux, les codes existent, c’est juste qu’ils diffèrent de la norme étatique. Dignité, honneur, sens de la famille… Le méchant mafieux refuse « d’être un pantin, de danser au bout d’un fil tiré par des gros bonnets[5] ». C’est plutôt noble en effet ! Et quelque part, le mafieux aime quand ses affaires roulent tranquillement. Les effusions de sang, le désordre, ce n’est pas vraiment son truc. Mais si quelque chose le chiffonne, si survient un élément perturbateur, alors là c’est autre chose…
Non mais t'as déjà vu ça ? En pleine paix ! Il chante et puis crac, un bourre-pif ! Il est complètement fou ce mec ! Mais moi, les dingues, je les soigne. Je vais lui faire une ordonnance, et une sévère… Je vais lui montrer qui c'est Raoul. Aux quatre coins de Paris qu'on va le retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. Moi, quand on m'en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile ![6]

Agrandissement : Illustration 3

Comment, dès lors, ne pas aimer le méchant mafieux ? C’est tout de même fascinant, cette romantisation d’hommes corrompus et violents.
- Les méchants qui n’en sont pas vraiment
Des êtres traumatisés, abîmés par la société ou leurs parents. Pour elles, pour eux, la méchanceté n’était pas un état naturel. Ils sont tombés dedans, comme nous l’indique l’étymologie. Ainsi du Joker de Todd Phillips. C’est la société qui est malade, les méchants n’en sont que les victimes. Souvent, ce type d’antagonistes finit par redécouvrir sa vraie nature (la gentille, évidemment), au seuil de la mort. C’est plus romanesque. Il s’offre une rédemption in extremis. Tout en haut du podium, on retrouve Darth Vader. Vient ensuite Spike, dans Buffy contre les vampires, personnage rock’n roll qui, par son sacrifice final, permet de sauver l’humanité. Rien que ça. En littérature, c’est le Vicomte de Valmont qui paye le prix de ses crimes au prix fort. Il révèle avant de mourir sa correspondance avec la machiavélique Merteuil, confession qui fait les choux gras du tout Paris. Son âme est sauve. Il s’est fourvoyé, mais au final, c’était un gentil.
- Les machines
Et puis enfin, mentionnons les grandes méchantes de notre ère : les Intelligences Artificielles[7]. HAL dans 2001 L’Odyssée de l’Espace, Terminator, l’agent Smith dans Matrix… Des entités terrifiantes dont le seul but est la destruction de l’humanité. Ces « méchantes » ne sont que les avatars récents d’une inquiétude que nous révélait déjà le mythe de Prométhée, celui qui vola le feu sacré aux Dieux et qui en fut sacrément puni. Le progrès technologique peut-il, in fine, causer notre perte ? Allons-nous payer le prix de notre arrogance ? La machine est redoutable : elle ne commet pas d’erreurs de calcul. Sa mémoire est juste. Elle n’a aucun penchant pour la bouteille, la cocaïne ou les jeux d’argent. Aussi met-elle en lumière nos défauts, vulnérabilité et bêtise en tête. Pour la combattre, les humains doivent composer avec les armes qui leur sont propres, et cela passe toujours par la créativité et les émotions, caractéristiques dont, fort heureusement pour nous, les intelligences artificielles sont dépourvues. Elles servent à révéler, en bref, ce qui fait notre humanité, pour le meilleur et pour le pire.
Quelques petites conclusions s’imposent. Si la figure du méchant possède tant de ramifications, c’est avant tout parce qu’elle nous est utile, et ce à plusieurs titres. Elle est tout d’abord un défouloir : le méchant nous purge de nos mauvaises passions. On se délecte (en secret bien sûr) de toutes les mauvaises actions qu’il s’autorise sans culpabilité aucune. On jouit à travers lui. C’est la fonction cathartique. Voilà pourquoi nous adorons tant les méchants. Par ailleurs, ces derniers permettent la cohésion du groupe. On a toujours besoin d’un bouc émissaire. Alors, quand celui-ci se désigne d’office et revêt le masque de la cruauté et du crime, c’est du pain bénit pour les gentils qui vont faire corps pour le vaincre. Enfin, et en lien avec les deux premiers points, le méchant, par ses actes et sa façon de penser, matérialise les frontières entre ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Il révèle, en creux, ce que doivent être les règles du groupe. Le méchant nous permet ainsi de faire société en redessinant le socle de nos valeurs. C’est sa fonction morale.
Oui mais. C’est un peu facile tout ça. Et justement, notre adoration des méchants doit nous signaler qu’il y a anguille sous roche. Il manque une sacrée catégorie à mon classement, celle que toutes les autres tentent de dissimuler. Roulement de tambour… La voici :
- Le méchant ordinaire, à savoir : nous.
Trop souvent, on nous a présenté le méchant comme une figure autre, radicalement mauvaise. Outre les personnes méchantes, il existe aussi des mots, des pensées et des actes qui le sont. Ceux-ci ponctuent notre quotidien. On trouve en allemand un mot qui ne possède aucune traduction en français : schadenfreude. Il désigne le plaisir que l’on peut ressentir face au malheur d’autrui. Pourquoi ce mot n’existe pas dans notre langue, je n’en ai aucune idée. Relève-t-il d’un tabou que l’on refuse de penser ? En tout cas, je n’ai aucun doute sur la réalité qu’il pointe : on se réjouit parfois du malheur des autres. On déplore la situation tout haut mais intérieurement, on jubile. Bien fait pour sa gueule, ça lui apprendra ! C’est méchant. Ça ne vous est jamais arrivé ? Bien sûr que non, vous êtes un gentil vous...

La méchanceté, nous la connaissons tous. Depuis la cour de récréation jusqu’au boulot en passant par la famille. Parce qu’on se sent épuisé·e, blessé·e ou de mauvais poil. Avance, espèce de connard ! On peut philosopher sur son origine : « nul n’est méchant volontairement », disait l’un. « L’homme est bon par nature, c’est la société qui le déprave », disait l’autre. Il suffit de de se balader sur internet pour en être averti : la méchanceté doit procurer un sacré plaisir, pour être à ce point partagée ! On peut tenter de la justifier, car les raisons ne manquent pas : misère économique, ignorance, sentiment d’injustice, faible estime de soi…
Mais qu’on ne se mente pas, surtout. Et que l’on sache regarder au bon endroit. Celles et ceux qui attisent la peur, la violence et la haine par exemple, quels qu’ils soient, ont bien compris que le méchant est une figure nécessaire. Alors ils l’instrumentalisent, occultant cette vérité première : il est plus facile de s’arroger le beau rôle que de procéder à l’examen de soi. Alors oui, sachons regarder au bon endroit.
[1] Source : https://crisco4.unicaen.fr/des/synonymes/
[2] Pensée émue pour Simon Phoenix, le grand méchant de Demolition Man (Marco Brambilla, 1993). On ne doutait de rien à cette époque.
[3] Non non non, ne tire pas Brad, ne cède pas à la colère !
[4] Dans Gone girl (David Fincher, 2014) et Misery (Rob Reiner, 1990).
[5] Francis Ford COPPOLA, Le Parrain, 1972.
[6] Georges Lautner, Les Tonton flingueurs, 1963. Dialogues de Michel Audiard.
[7] Notez comme les majuscules leur confèrent une certaine grandeur, une vie presque… Brr, ça fait froid dans le dos !