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Billet de blog 26 septembre 2025

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Coupables ! Sur la sémantique de la conviction

Nous sommes si habitué·es aux crimes du personnel politique français que le verdict de l’affaire Sarkozy-Kadhafi nous a presque surpris·es. Non ! Il va vraiment aller en prison ? À l’occasion de cette petite victoire, on revient sur le sens de la conviction. Témoins dans cette affaire : Nietzsche, quelques guignols, Shakespeare et Anatomie d’une chute.

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Conviction, voilà un mot fort intéressant car il renferme une ambivalence exemplaire de notre rapport, plus que jamais confus, à l’égard de la vérité. En effet, à l’heure où l’on prend les opinions pour des faits, où les deep fake news pullulent, que nous révèle la sémantique de la conviction ?

Lorsqu’elles sont politiques, les convictions s’assimilent à des opinions. Religieuses, elles relèvent de la croyance. Il s’agit, dans les deux cas, de certitudes définissant le socle de valeurs d’une personne. Elles relèvent donc de la subjectivité. Or l’origine de ce mot le place plutôt du côté du fait, c’est-à-dire de l’objectivité.

Conviction nous vient du verbe latin convincere, qui a donné convaincre. Originellement, la conviction est d’ordre juridique. Il s’agit de l’action de prouver la culpabilité de quelqu’un et par extension d’une preuve de culpabilité. Le sens moderne que nous lui connaissons de certitude ferme, trouve donc son assise au tribunal. L’expression courante avoir l’intime conviction que appuie cette idée : on est sûr de soi, le sujet ne prête pas au débat.

            Les choses seraient bien simples si on en restait là. Mais convoquons Nietzsche à la barre, afin de pimenter un peu la question : « Les convictions sont des ennemies de la vérité, plus dangereuses que les mensonges[1]. » Voilà un propos fort péremptoire ! « Ennemies », « dangereuses » : nous sommes prévenus. C’est bien connu, il ne faut pas avoir de certitudes dans la vie. Une conviction obstrue l’horizon et ferme l’esprit. Le doute, en revanche, autorise la remise en question. Il permet à des portes, invisibles jusqu’alors, d’être ouvertes, c’est pourquoi il est le fondement de toute méthode scientifique. « Et si ? », imaginent les conteurs aussi bien que la science. Pour créer, inventer, découvrir, il est de bon ton de mettre ses convictions de côté. Cependant, lorsque les preuves abondent pour, au choix, prouver la culpabilité d’un·e accusé·e, démontrer que le Terre est bien ronde, que l’extrême-droite n’est pas du côté du peuple, que l’écologie est une nécessité… BREF ! (car la liste pourrait être longue encore…), quand les preuves abondent donc, la conviction n’est pas ennemie de la vérité. Elle en découle.

            Pourtant, qu’un énoncé soit juste ou non importe parfois peu. Ce qui compte, c’est la manière dont on va dire cet énoncé. Avec ou sans conviction. Et cela change tout… ,

*Petit florilège fantaisiste*

Je n’ai jamais eu de compte en Suisse.

L’homme n’est pas responsable du changement climatique.

La gauche est antisémite.

Je ne suis pas un escroc.

Je n’étais pas au courant

Cette injustice est un scandale[2]

Illustration 1
Consort de flûtes à bec, autrement appelées pipeaux

… BREF ! (car la liste pourrait être longue encore…), cette manière de dire, qu’on nomme conviction, présente bien des atouts puisqu’elle permet de convaincre en dépit de la vérité.

Ainsi, en fonction de son emploi, la conviction désigne une certitude (le fait d’être convaincu) ET une posture (visant à convaincre). Imaginons donc une mise en scène qui exemplifierait cet imbroglio de sens. Le personnage principal de cette petite farce doit symboliser la conviction dans sa double polarité : faisons-le député, ministre ou, n’ayons pas peur d’exagérer, président. Au théâtre, on peut tout oser, n’est-ce pas ? La scène se déroule donc au tribunal, afin de rappeler aux spectateurx les liens étroits que la conviction entretient avec le domaine judiciaire. Mais il ne faut pas oublier l’ambivalence ! C’est là que peut se nouer une intrigue truculente : notre protagoniste est accusé d’un crime scandaleux dont il doit se défendre. Imaginez le potentiel d’une telle pièce ! Les dialogues d’exception qu’elle pourrait développer ! D’un côté l’éminent accusé, de l’autre le procureur : deux incarnations de la Justice rivalisant de tirades afin de convaincre jurés et spectateurs. Ce serait une joute oratoire d’exception puisqu’elle opposerait deux personnages passés maîtres dans l’art de convaincre, c’est-à-dire de parler avec conviction. On taperait du poing sur la table, on s’emporterait, on crierait à la calomnie ! Ce serait lunaire ! J’entends déjà les rires du public. Mais ce rire, bien évidemment, ne serait pas gratuit. Comme dans toute bonne comédie, il aurait pour fonction de questionner le spectateur. Qui croire ? L’accusé est-il coupable ? Où se cache la vérité ? On s’interrogerait sur les pouvoirs du langage, sur les postures que l’on adopte parfois et qui sont comme une seconde peau. Ce serait, en définitive, une mise en abyme du théâtre lui-même ! « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs », disait Shakespeare[3].

Illustration 2
Guignol et le gendarme © Théâtre de Guignol

Par le biais d’une mise en scène subtile, on s’identifierait aux juges, lesquels sont condamnés à prendre une terrible décision : celle de reconnaître l’accusé coupable. Qui voudrait, en effet, courroucer un personnage si puissant ? Ce serait risqué ! De plus notre prévenu, par l’adoption d’une posture véhémente, colorerait son discours de menaces implicites. La peur est une arme redoutable, on le sait bien. Cela pèserait dans la balance - de la Justice. L’intérêt d’un tel scénario ne résiderait pas dans la culpabilité -avérée ou non- du personnage. Ce serait absurde, tout comme les prémisses de cette farce. Un·e député·e, un·e ministre ou un·e Président·e au tribunal constituerait en soi une aberration, une faillite pour notre République. Quelle indignité ! Non, l’intérêt serait le suivant : démontrer que, comme les personnages, les certitudes se construisent et se manipulent. Bien trop souvent sur l’autel d’intérêts particuliers. Quant au titre de ce spectacle, il est tout trouvé : Pièce à conviction, évidemment.

Une telle œuvre, si jamais elle devait exister, serait sans doute un monumental bide. Non seulement l’intrigue est bancale mais la morale de cette pièce serait à coup sûr tristement cynique. La Justice serait immanquablement dévaluée et la question de la conviction, irrésolue.

Le film Anatomie d’une chute évite ces écueils de façon remarquable. [SPOILER ALERT !] On ne saura pas si Sandra a assassiné son mari ou s’il s’est suicidé. La réalisatrice, Justine Triet, a élaboré tout un faisceau de pistes qui peuvent laisser penser que… Voilà, on peut penser que, mais aucune pièce à conviction tangible ne nous permet de trancher. Le procès se déroule devant l’audience installée sur les bancs du tribunal qui, comme nous qui sommes installés plus loin derrière notre écran, assiste à un spectacle palpitant. Tandis que les avocats rivalisent d’éloquence, argumentant avec conviction pour l’acquittement ou la condamnation, l’incertitude subsiste. Voilà l’enjeu crucial du film : comment vivre avec un tel doute ? Épineuse question à laquelle est confronté Daniel[4], le fils du défunt et de l’accusée. C’est chose terrible que de voir cet enfant si violemment projeté dans ce qu’il faut bien appeler le monde des adultes – notre monde. Tourmenté à l’idée de ne jamais savoir avec certitude si sa mère est coupable ou innocente, il reçoit ce conseil salutaire : quand on ne sait pas, qu’on ne peut pas savoir, il faut parfois décider. Faire semblant alors ? demande-t-il, plein de colère. Non, décider. Ce n’est pas pareil, lui dit Marge. Cet échange constitue le point d’orgue du film. Tout est dit. Autre détail : si la Justice est aveugle, Daniel est malvoyant. Le clin d’œil, si j’ose dire, est subtil. C’est le garçon, et non Madame la Juge, qui oriente le verdict final.

Illustration 3
Affiche du film Anatomie d'une chute

C’est cela qui compte en définitive. Surtout à une époque où faits et opinions trop souvent se confondent. Il nous reste malgré tout, malgré les complots, les fake news, les menteurs, les escrocs (la liste pourrait être longue encore…), il nous reste notre esprit critique. Faculté éminemment utile, surtout en temps de crise. Du grec krisis : le jugement. Les décisions à prendre, en ces temps obscurs, ne manquent pas. On peut choisir d’être spectateur et regarder ou, comme Daniel, être acteur et juger. Le monde entier est-il un théâtre, un tribunal ? Un champ de bataille, une cause perdue, une terre à défendre ?

Dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, les pièces à conviction ne manquaient pas[5]. Le verdict rendu hier aurait pu être bien plus sévère à l’encontre de ces nuisibles qui abîment et salissent la chose publique. Mais il fait du bien. Le monde entier est peut-être un endroit où la conviction, nos convictions, peuvent encore exister. Alors on garde la tête haute (!) et on n’oublie pas tous ces criminel·les qui jouissent encore de leur impunité. Et à toutes celles et ceux qui luttent pour que justice soit faite et qui ne lâchent rien : MERCI !

[1] Aphorisme tiré de l’ouvrage Humain trop humain, 1878.

[2] Toute ressemblance avec des propos ayant été prononcés est fortuite, évidemment.

[3] Dans sa pièce Comme il vous plaira, 1599.

[4] Étymologiquement, Daniel signifie « le jugement de Dieu », ce n’est pas anodin.

[5] Et je remercie encore Fabrice Arfi, Michaël Hajdenberg, Yannick Kergoat et Karl Laske pour leur travail salutaire : "Personne n’y comprend rien" en VOD - Le film à ne pas manquer sur l'affaire Sarkozy - Kadhafi | Mediapart

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