Fascinante émotion, que la colère ! Son pouvoir ? Annihiler la raison, rien de moins. Noire, elle dévaste tout sur son passage. Blanche, c’est encore pire : quoi de plus effrayant qu’une colère contenue ? Elle métamorphose la personne que l’on connaissait l’instant d’avant en … quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’effrayant. La peau rougit, le souffle devient saccadé. Des tremblements, comme des tics, annoncent le danger. Les yeux s’étrécissent pour mieux se fixer sur leur cible. Les poings se serrent. En cherchant à la contenir, on l’attise : elle se ramasse sur elle-même, gagne en puissance, jusqu’à ce que la bouche explose à la manière d’un volcan, libérant des torrents de lave venimeuse. Maudits maux dits, maudits mots dits ! On tape, on brise, on jette : nos mains-mêmes sont emportées par un élan que toute raison a déserté. Viendra le temps des regrets, on le sait bien. Mais pour l’heure, c’est la tempête. On ne reviendra pas sur le caractère destructeur de la colère. Il est incontestable. Mais enfin, il serait tout aussi absurde de ne voir en elle qu’une émotion négative.
Le documentaire intitulé Le business du bonheur[1] revient sur le succès de la psychologie positive à notre époque. On y trouve la séquence suivante : dans une école américaine, les enfants sont formés, pour ne pas dire conditionnés, à développer leurs émotions positives et à éradiquer celles estampillées négatives. Ce n’est pas bien d’être en colère, il faut être calme et gentil, sourire, leur assène un formateur bien comme il faut. Voilà qui a le don de m’énerver. Quel manichéisme crasse ! Faut-il être inconscient et présomptueux pour s’arroger le droit de condamner une émotion, surtout auprès d’un public qui n’est pas armé pour en débattre ! C’est pourtant l’optique de certains courants liés au développement personnel. Attention, la colère mène au côté obscur de la Force ! Une philosophie à la Star Wars mais les sabres laser et Darth Vader en moins – c’est dire l’intérêt de la chose.
La colère est loin d’être une émotion univoque. Elle a de multiples visages. L’ire se drape d’une cape médiévale et grandiose. Le nom est obsolète aujourd’hui, mais pas l’adjectif, irascible, que nous utilisons toujours. Ainsi de l’ancestral courroux, qui a laissé l’adjectif courroucé officier pour lui. Coïncidence ô combien poétique, il y a si peu entre la rage et l’orage. La fureur enfin est toujours terrible, surtout lorsqu’elle est divine. Il ne restera que des cendres après son passage. Elle métamorphose celui qui tombe sous son emprise, au sens propre dans la mythologie nordique : c’est là que le berserk, littéralement le guerrier-fauve, entre en scène, ou plutôt sur le champ de bataille. L’esprit d’un animal l’envahit. Alors, empreint de fureur sacrée, le guerrier devient surpuissant et accomplit des exploits. Mais il détruit tout sur son passage, aussi. Chose curieuse, le berserk est particulièrement en vogue de nos jours : jeux vidéo, mangas, littérature fantasy, musique… Oui, la colère fascine, de manière particulièrement frappante non pas lorsqu’elle défigure mais lorsqu’elle transfigure. Autrement dit, quand elle revêt un caractère sacré.

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La colère recèle cette particularité fondamentale de pouvoir être néfaste et bénéfique. Péché capital, elle peut néanmoins être divine. Dans la mythologie grecque, la figure associée à la colère est Némésis, déesse du châtiment céleste, bras armé de la colère des Dieux. Son nom est dérivé du verbe némein qui signifie « répartir équitablement, distribuer ce qui est dû. » Ainsi, Némésis punit surtout les humains possédés par l’hybris, c’est-à-dire l’excès, la démesure[2]. Plusieurs remarques s’imposent. La colère peut être juste si elle vise à rétablir un équilibre ou réparer une injustice. Elle amorce ainsi la révolte, celle dont nous parlait Camus. Or ces derniers temps, les concepts de némésis et d’hybris trouvent un regain d’intérêt auprès de nombreux philosophes pour penser la crise écologique. Il semblerait que nous devions bientôt payer le prix de nos excès. La déesse de la vengeance, Némésis, s’est réveillée.
À la bonne heure ! Il est grand temps de limiter les dégâts. À ce stade, la colère est plus que saine, elle est salvatrice. Quand j’y pense, heureusement que nos ressources deviennent rares ! Sans ce frein naturel, nous nous dirigerions sans manquer vers les cauchemars d’Orwell et de Huxley réunis. Vissés à nos écrans, contenants gavés de contenus, nous déléguons à des algorithmes de plus en plus puissants notre capacité décisionnelle, cependant que des cookies aspirent nos données comme des tiques avides de sang. Qu’il est beau le progrès ! Le télécran omniprésent d’Orwell marié à la dictature du plaisir artificiel de Huxley. La série Black Mirror s’est engouffrée dans la brèche et si elle fascine autant qu’elle terrifie, c’est parce que la distance imposée par la science-fiction entre le futur et notre réalité s’est amoindrie. Le danger n’est plus imminent. Nous y sommes.
Aussi les gens en colère contre cette évolution des choses me redonnent espoir. Quand elle est politique, c’est-à-dire quand elle vise, telle la Némésis grecque, à rétablir l’équilibre dans une société où la liberté est menacée, la colère est plus que légitime, elle est souhaitable. Les coups de sang et névroses individuels liés à la triste marche du monde sont parfaitement compréhensibles. Mais ils demeurent des cris isolés qui ne font qu’aggraver le désespoir de celles et ceux qui les poussent. Non, la colère est féconde quand elle est collective, non pas quand elle défigure, mais quand elle transfigure disait-on. C’est là qu’interviennent les artistes. Entre leurs mains alchimistes[3], la colère cesse d’être destructrice pour se faire créatrice : elle devient un vecteur de rassemblement et de révolte contre la domination, quelles que soient les formes que cette dernière puisse prendre.
En musique, c’est là toute l’essence du mouvement punk. Je pense aussi à Rage Against The Machine, groupe de métal fusion empreint d’une colère viscérale à l’encontre de l’ordre établi et de toute forme de soumission, qui chantait dans les années 1990 :
FUCK YOU I WON’T DO WHAT YOU TELL ME !
La musique a ici valeur d’exutoire. Elle nourrit l’esprit de rébellion.

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Bifurquons vers la littérature et Les raisins de la colère[4], du nobélisé John Steinbeck. L’auteur, dont les œuvres sont imprégnées de culture biblique, présente la colère non pas comme un péché capital, mais comme la seule issue rationnelle face à la folie engendrée par le capitalisme.
Le produit des racines de la vigne et des arbres doit être détruit en vertu du maintien des cours et c’est bien cela le plus triste, le plus douloureux. De pleins camions d’oranges déversés par terre. Les gens viennent de plusieurs kilomètres à la ronde pour récupérer ces fruits, mais c’est hors de question. Jamais ils n’achèteront d’oranges à vingt cents la douzaine s’ils peuvent tout simplement les ramasser. Et des hommes aspergent les oranges avec de l’essence, et c’est un crime qui les met en colère, en colère contre ceux qui sont venus prendre les fruits. Un million d’affamés qui manquent de ces fruits, et on arrose d’essence des montagnes d’or.
Ainsi, les pommes de terre sont jetées à la rivière, le maïs est brûlé et les porcs abattus et enterrés après qu’on les a recouverts de chaux. Steinbeck poursuit :
Il y a ici un crime qui surpasse toute dénonciation. Il y a ici une peine que les pleurs ne peuvent figurer. Il y a ici un échec qui supplante tous nos succès. La terre fertile, les arbres bien alignés, les troncs robustes, les fruits mûrs. Et les enfants qui meurent de la pellagre doivent en mourir parce qu’une orange ne rapporte pas de profit.
On empêchera les affamés de venir récupérer cette nourriture qui doit pourrir de force. Et dans leurs yeux nous dit Steinbeck, « dans leurs yeux se lit une colère grandissante. Dans leur âme les raisins de la colère sont chaque jour plus gros et plus lourds, et la vendange ne saurait tarder[5]. »
Le chef d’œuvre de Steinbeck date de 1939 mais il n’a pas pris une ride. Les petits paysans sont toujours asphyxiés par l’implacable logique capitaliste. Au sein d’un monde agricole pluriel ne compte que la voix des plus puissants, qui sont bien plus exploitants que paysans. Par ailleurs, malgré la loi Garot (2016) et la loi relative à la lutte anti-gaspillage et à l’économie circulaire (loi AGEC de 2020), les quantités de nourriture jetées et/ou rendues impropres à la consommation sont toujours astronomiques[6], alors même que les classes dites moyennes et populaires se paupérisent. Un constat insensé, qui va à l’encontre de l’éthique, de l’écologie, de l’humanisme et du bon sens, tout simplement.

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Ainsi, les raisons de la colère ne manquent pas aujourd’hui. L’État pullule de parasites bien installés qui pressurent la population tout en lui désignant des boucs émissaires toujours bien choisis. Ils mentent, ils détournent, ils détruisent. Ils avilissent la fonction politique. Dati, qui a fait ses armes dans le cartel Sarkozy[7], violente et menace qui ose la confronter à ses fautes. Schiappa reçoit la légion d’honneur en présence d’Hanouna et de Tiphaine Auzière. Bayrou reste en poste. Et puis Retailleau, Darmanin, Wauquiez, Sternin, Bolloré…etc. Et tout ce petit monde se gargarise sans doute de ses fines stratégies élaborées pour noyer le poisson et rester au pouvoir. Qu’ils sont brillants ! Oui, les raisons de la colère ne manquent pas. En dehors de nos frontières, le constat n’est guère plus glorieux.
Alors on adopte une posture cynique ou pire, terrassé par l’impuissance, on courbe l’échine et on réduit sa propre voix au silence. On restreint la portée de son regard à son petit chez-soi, qu’il tourne encore rond, ou pas.
Voici pour la piqûre de rappel : la colère peut être belle et salvatrice, quand elle transfigure et quand elle est créatrice. Quand elle est collective. Tom Joad, le héros de Steinbeck, a bien des raisons de rendre les armes. Or du fond de son désespoir, il prend conscience, précisément, de la puissance du collectif. C’est ce qu’il explique à sa mère, au moment de lui dire adieu :
Je serai toujours là, dans l’ombre. Je serai partout… Partout où tu regarderas. Partout où y aura des gens qui se battront pour plus avoir faim, je serai là. S’il avait raison, Casy, alors… je serai dans tous les cris des gens qui sont en colère… et je serai dans le ventre des petits qui rigolent parce qu’ils ont faim et qu’ils savent que le dîner est bientôt prêt. Et quand on mangera ce qu’on aura fait pousser et qu’on vivra dans des maisons qu’on aura construit… Eh ben je serai là. Tu vois ?
Le fait est que nous sommes légions à être en colère. Légions. C’est ainsi que de la colère peut naître l’espoir. Vous voyez ?
[1] Réalisé par Jean-Christophe Ribot en 2022.
[2] Némésis, c’est aussi le nom qu’a choisi Alice Cordier pour fonder son collectif raciste en 2019. Pauvre déesse. Ne laissons donc pas son nom être si vilement confisqué.
[3] « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », disait Baudelaire en épilogue à ses célèbres Fleurs du mal.
[4] À noter, la traduction française omet la dimension sacrée de la colère contenue dans le mot wrath, c’est dommage.
[5] Steinbeck, Les Raisins de la colère, Paris, Gallimard, nouvelle traduction de Charles Recoursé (2022).
[6] Il s’agit de 4,3 millions de tonnes de denrées alimentaires gaspillées en 2022, selon la Revue politique et parlementaire : Pourquoi soutenir la nouvelle proposition de loi contre le gaspillage alimentaire – Revue Politique et Parlementaire
[7] L’expression est de Waly Dia.