Pierrot, dit « l’Auvergnat » est la star de Phnon Penh, connu pour ses coups de gueule. Il sermonne les mômes qui font la manche et aussi les touristes qui les prennent en photo. Son prénom circule le long du quai Sisowath, l’embarcadère pour le Tonlé Sap et le Mékong.
Ce bourlingueur Français a jeté son sac dans la capitale décatie il y a cinq ans, las de ses pérégrinations à travers le monde. On le trouve à coup sûr à l’heure du Pastis, traînant la savate dans son resto « La Croisette ». Ou le soir, quand il attaque une bourrée sur son synthé, la tignasse ébouriffée par les soubresauts du ventilo. Pierrot sait tout, sur tout. Et sa Croisette, avec sa terrasse ombragée de plantes tropicales est un lieu stratégique pour voir défiler la faune locale.
On y voit passer les bonzes, les pousse-pousse, les expats en 4X4, les filles, les chasseurs de rubis qui explorent toujours la chaîne des Cardamomes pourtant truffée de mines antipersonnelles. Il y a aussi les braconniers qui trimballent des sacs de jute où gigotent des cobras et s’entrechoquent des os de tigre : une manne pour les chinois qui vont jusqu’à payer 8000 dollars cash pour un kilo d’os ! Le salaire moyen d’un cambodgien : 6 dollars…Une vingtaine de tigres subsistent le long du Mékong et sur le littoral du Golf du Siam. Pour les capturer, misère oblige, les paysans n’hésitent pas à placer un chevreuil en appât sur une mine… !
Au bar de La Croisette, chacun met la main à la pâte, sans frime. Pas comme au bar du FCC, fréquenté par les fonctionnaires et la jeunesse dorée de Phnom Penh, qui du haut du 1er étage, sirote son whisky face au fleuve qui charrie toute la misère du monde.Chez Pierrot, c’est cosmopolite et bon enfant. Tout le monde passe derrière le bar. Ce soir, un guyanais à lunettes noires sert les planteurs comme à Cayenne, relayé par une suisse qui bosse dans une ONG et en sait plus en six mois, sur la prostitution, que la brigade spéciale de Phnom Penh : « Tout se passe au km 11, sur les rives du Mékong. Un super-marché du sexe sur pilotis, où tout se vend et s’achète. Cela depuis le nettoyage de Bangkok qui a refoulé les amateurs au Cambodge ». Les touristes, entassés sur le toit du bateau rapide et bruyant qui file vers Angkor, passent au large, du coton dans les oreilles, préoccupés par leur bronzage. La tête enroulée dans un krama, le foulard cambodgien déniché dans les stocks du bazar central, ils vont voir les temples khmers, vieux de huit siècles, inscrits au Patrimoine mondial et qui ne désemplissent pas.

Devant la foule de visiteurs et de faux guides amassés à Siem Reap, on a qu’une envie : remettre la visite d’Angkor au petit jour, lorsque la douceur cambodgienne reprend le dessus.L'afflux ininterrompu de touristes depuis l'ouverture du pays attise les convoitises. Le site offre plus de 4000 chambres d’hôtels et Palaces, copie conforme des resorts de Thaïlande. Pour limiter les embouteillages, les autorités étudient un système de navettes à moteur électrique et des balades à dos d’éléphant. Un projet d’escalator a été évité de justesse au phnom Bakeng, mais des immeubles flottants, identiques à ceux qui croisent sur le Nil, sont à l’étude pour remonter le Mékong.
Le vrai visage du Cambodge n’est pas très loin, il se cache dans les méandres du fleuve, jusqu’au lac Tonlé Sap, là où les pêcheurs nomades, au profil n’ayant rien à envier aux statues du Bayon, figées dans le grès rose, vivent depuis un siècle de la pêche. Les meilleures prises se font au moment de la décrue, quand les poissons venus frayer dans le lac refluent avec les eaux vers le Mékong. Une pêche miraculeuse qui ne dure que quelques jours. Dans chaque village flottant prédominent les effluves d’algues, de soupe, de prahoc et de nuoc mam. Ces condiments à base de poissons fermentés, font vivre les familles vietnamiennes (majoritaires) et kmers, éleveuses de poissons-chats ou poissons – éléphants élevés dans des nasses de bambous. Dans ce microcosme pullulent les cormorans, les pélicans, les canards, les aigrettes et des oiseaux multicolores qui traquent les poissons sans relâche.
Le bateau rapide en provenance de Phnom Penh se fraie un passage à travers ces villages nomades qui dérivent au moment de la baisse des eaux. Suivant l’humeur du capitaine, il s’arrête à Kompong Luong et à Chnok Trou, dotés d’imposantes fermes à poissons pour monter à bord les ouvrières qui attendent chaque jour, de l’eau jusqu’à la taille, une hypothétique embarcation pour rejoindre leur maison. Dans sa progression, le bateau effleure les frêles habitations, chahute la boutique de l’épicier, la station-service, la quincaillerie, l’église, un bar et ses musiciens et le cabinet du dentiste, qui pose des couronnes en or au-dessus de son vivier à poissons-chats. Il faut sauter à bord d’une jonque ventrue pour s’enfoncer dans cet enchevêtrement de chenaux ou, autrefois truffée de kmers rouges, il était impensable de se rendre sans la protection de l’armée.
Au fin fond de ce labyrinthe aquatique flottent à la godille des coquilles de noix en joncs tressés qui faisaient encore, il y a vingt ans l’attrait des plages du Vietnam, vouées désormais aux planches à voile. Un artisan vietnamien maîtrise la fabrication ancestrale de ces barques de fortune à la rondeur parfaite, au tressage insubmersible. Elles sont l’unique trésor et la fierté des pêcheurs les plus pauvres qui doivent se contenter de pêcher non loin de la rive. A moins d’être remorqués par un bateau à moteur qui les dépose sur un site poissonneux, mais qui « oublie » la plupart du temps de les ramener à terre…. Le lac Tonlé Sap, dans lequel se jette le Mékong, abrite quelques-unes des dernières mangroves originelles d’Asie du Sud-Est. Des centaines d’oiseaux y nichent ou y font escale lors de leur longue migration. Sans parler des singes, les lézards ainsi qu’une profusion d’insectes. Les habitants malheureusement y pratiquent encore la pêche au cyanure et à la grenade, et utilisent le bois des palétuviers pour fabriquer du charbon.
