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Une odeur rance flotte dans le wagon resto. Celle du podiezd (hors-d'oeuvre) russe servi par le cuistot Caucasien dont la blouse blanche n'est plus qu'un lointain souvenir. Au fond du wagon, Valeri, le serveur, compte ses roubles, la recette du jour du resto, puis remet la liasse au patron, un russe baraqué en gilet de cuir et poignets de force, flanqué d'un garde du corps. L’un de ceux dont on évite le regard.
Devant eux, un Mongol éméché est suspendu à une barre fixée au plafond, tandis qu'un colosse, ancien lutteur moscovite verse de la vodka à flots, dans tous les verres à sa portée. Le garde du corps ne bronche pas, il en a vu d'autres...."Ne pas céder à la provoc, intervenir uniquement en cas de bagarre" et surtout, « tenir le coup » jusqu’ au passage de la frontière mongole, lorsque le wagon sera remplacé par le convoi chinois. L’homme a appris à gérer les situations extrêmes, comme l’heure tardive ou la vodka enfume les esprits, lorsque sous les tables, les couteaux glissent de mains en mains pour aider ceux qui sont en difficulté.

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La population sibérienne attend le train comme le Messie.
Depuis l'éclatement de l'URSS, ce colosse est habitué aux trafics des Mongols qui slaloment entre les tables avec des pièces mécaniques, des ballots de vêtements, de médicaments, de la bimbeloterie et autres produits illicites. Une marchandise achetée au marché noir à Moscou et stockée sur et sous les couchettes, dans les couloirs et sur les banquettes du wagon-restaurant. Un trafic qui assure une véritable perfusion à la Sibérie, exangue et si éloignée de Moscou qui, elle, ne manque pas d'atouts pour survivre (prostitution, corruption en tout genre).
La population sibérienne, démunie, attend le train comme le Messie. Sur les quais, en quinze minutes d'arrêt, tout doit se vendre dans la plus grande pagaille. Tout doit disparaître. Les robes, les soutiens-gorge, les peignoirs sont essayés par-dessus les vêtements. De vieux moujiks tendent leurs bottes noires cousues main en échange d'une chemise. Les lustres kitsch, couleur guimauve, qui illuminent toutes les datchas sur l’itinéraire du train, s'arrachent comme de l’Oumoul, le poisson fumé.
Du wagon touristique au "wagon-bouge", un itinéraire semé d'embûches pour les plus téméraires.
On est loin des trains Belle Epoque "à tentures luxueuses, lustres en cristal et boiseries précieuses, dont les wagons climatisés filaient, il y a quelques temps encore, à travers la steppe. Trop provocateur, ce convoi de luxe était devenu la cible des populations, qui l'accueillaient par des jets de pierres. Non informés, les voyageurs nostalgiques de Michel Strogoff sont déçus. Mais les aventuriers sont comblés. Car le Transsib" est avant tout un moyen de transport local, un convoi de hasard, de rencontres, le meilleur des postes d'observation. La promiscuité délie les langues, les rencontres sont rythmées par les repas au "wagon-bouge" ou chaque table est agrémentée d’un bouquet de fleurs en plastique.
Les plus téméraires l'atteignent après avoir traversé onze voitures, escaladé les centaines de ballots de marchandises et les dormeurs qui jalonnent le parcours.
Comme dans tous les trains au long cours, pendant six jours et 7867 kilomètres, on y réapprend l'usage de la lenteur, on se délecte des travellings sans fin à travers la steppe et le désert de Gobi, jusqu'au changement spectaculaire d'essieux à la frontière chinoise, quand les voyageurs s'élèvent avec les wagons à 1m de hauteur.
Ce périple à huis clos est ponctué d'arrêts chronométrés dans des gares de style stalinien ou en plein désert, près de guérites fantômes écrasées de soleil, balayées par un vent de sable, où aucun voyageur n'apparaît. Mais qu'importe la gare pourvu qu'on s'étourdisse de cet air chaud dont se nourrissent les nomades et qu'en lisière du lac Baïkal dont le train lèche les rives à l'infini, on goûte aux délicats parfums des fraises des bois vendues par les babouchkas.
Arrêt à Oulan-Bator pour le rendez-vous annuel de tous les nomades de la steppe.
Trois jours d'arrêt à Oulan-Bator, permettent d'approfondir un peu cette ville unique et déconcertante où des yourtes séculaires sont plantées entre des immeubles de vingt étages. Debout sur leurs étriers, les cavaliers en deel, la tunique traditionnelle, chevauchent à bride abattue au pied des buildings et se faufilent dans les embouteillages, à l'aise comme au milieu d'un troupeau.
Ces fils du vent sont imperméables à la civilisation et au folklore qui singe le mode de vie mongol, pour attirer les touristes. Le nec plus ultra n'est-il pas de prendre le thé dans la yourte royale du grand Genis Khan, installée "comme à l'époque" sur un char en bois ? Après avoir déboulonné Staline, Oulan-Bator cultive le culte de Gengis, le conquérant sans pitié. Ce tyran est même devenu le thème favori des groupes de rock et le non d'emprunt de groupes politiques. Bars et boîtes de strip-tease où se produisent des jeunes filles mongoles en collants troués, ne désemplissent pas. Dans un bistrot tenu par un Belge s'échangent les tuyaux pour partir "en immersion totale et en pension complète chez les nomades", avec qui on partage l'aïrak le lait de jument fermenté et où l'on s'abîme le postérieur sur les selles mongoles en bois.
Les anciens sont là, en toque de lynx, la tunique étincelante de médailles.
Par chance, ce 11 juillet, l'arrêt du Transsibérien coïncide avec le Naadam, la fête nationale mongole, qui rassemble tous les nomades de la steppe. Autour du stade, la veille de l'inauguration, on assiste à l'entraînement des lutteurs, des archers, des joueurs d'osselets et des cavaliers. On y côtoie les anciens en toque de lynx, la tunique recouverte de médailles. Les longues pipes et les tabatières en jade circulent de main en main et chacun hume le tabac amer. On se congratule, on s'informe sur les troupeaux de chêvres et les chameaux de Bactriane, les plus résistants au transport de matériel. Chacun dessine sur le sol, à l'aide de cannes finement sculptées, l'emplacement des camps pour se rendre visite.
Tous sont chaussés de doubles bottes de cérémonie en cuir brodées, à la semelle recourbée, "pour ne pas abîmer la terre sacrée de la steppe". A la ceinture des cavaliers pend l'indispensable couteau de chaleur servant à racler la sueur sur la robe du cheval avant la course, l'épreuve phare du Naadam. Dix kilomètres avant Oulan-Bator, des milliers de gens se bousculent, pour voir passer, du haut de leur monture, des gamins âgés d'à peine 5 ans.