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Billet de blog 1 septembre 2022

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Défendre le mot

Que nous aimons la littérature de Salman Rushdie ou non, face à la machine infernale qui conduit le monde à l’effondrement, nous n’avons que le recours de nous cramponner au mot. Les meurtriers entrent dans l’oubli, le mot demeure, car il est l’âme de l’univers. Elias Khoury, romancier, dramaturge et critique libanais.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le titre de mon article m’est venu spontanément, car prendre la défense de la plume contre l’épée est un truisme, à une époque où les évidences sont menacées, occultées, voire oubliées. En le relisant, je me suis senti frustré, car, comment défendre un écrivain tombé par terre, le corps saignant de partout ? Le mot peut-il être défendu par le mot ?

J’avais collaboré, avec cent écrivaines et écrivains du Monde arabo-musulman à un ouvrage intitulé Pour Rushdie qui fut publié en France à l’issue de la fatwa d’assassinat lancée contre l’écrivain britannique d’origine indienne. A cette époque-là, nous vivions au Liban dans l’amertume des assassinats : après le meurtre de Hussein Mroué, le parangon des intellectuels, il y eut celui de Mahdi Amel, le philosophe marxiste, dans une rue de Beyrouth. Nous avions le sentiment de tomber dans un gouffre d’obscurité, noyés dans le sang. Pourtant, il était nécessaire de défendre Rushdie, car la fatwa prononcée par le Guide de la Révolution islamique en Iran contre une œuvre de fiction signifiait que la culture dans nos pays subissait une répression systématique et que notre région vivait un tournant qui mettait en danger la culture et la créativité, menaçant de nous renvoyer à l’époque de la décadence.

Plus tard, il y eut l’agression au couteau de l’auteur des Fils de la médina. Ce jour-là, on avait demandé aux deux assaillants s’ils avaient lu le roman de Naguib Mahfouz, il répondirent par la négative. D’ailleurs, interdit d’abord en Égypte, le roman avait été publié à Beyrouth.

Il en fut de même pour l’assassin du philosophe égyptien Farag Foda qui dénonçait la montée de l’islamisme, ainsi que pour ceux qui persécutèrent jusqu’à la mort du penseur interprète du Coran, Nasr Hamid Abu-Zayd. C’est exactement ce que dit l’ouvrage du professeur de philosophie Sadek Jalal al-Azem : La Mentalité de l’interdiction que je considère comme l’analyse la plus pertinente – toutes langues confondues – des Versets sataniques.

La question que les fondamentalistes obscurantistes évitent d’approcher ne concerne pas leur accord ou non avec la vision du texte romanesque, car le roman est une œuvre de fiction, non une étude scientifique réaliste, il permet à l’imagination d’aller à sa guise, aussi, la question est nulle et non avenue.

Il en est autrement de la question littéraire, elle n’a rien à voir avec l’autorisation ou l’interdiction et c’est exactement ce qu’affirme l’axiome de Qudama Ibn Jaafar, le critique arabe de l’époque classique : « La poésie n’est pas la religion », ouvrant ainsi la voie aux Arabes pour renouer avec leur patrimoine poétique antéislamique en tant que création littéraire.

Nous pataugeons dans le non-sens, malheureusement ! C’est ainsi que l’auteur du magnifique roman Les Enfants de minuit s’est trouvé traqué, pourchassé, obligé de vivre dans la clandestinité depuis ses quarante ans, sous la haute protection des services de sécurité britanniques.

Quel triste paradoxe que l’intellectuel indien, iranien ou arabe ne puisse trouver refuge que dans un État qui avait colonisé son pays et qui continue de jongler avec son destin, que l’immense appareil qui commande sa culture et sa communication continue de falsifier son présent, son histoire et sa culture !

Il est vrai que l’Occident n’est pas un, car il y a plus d’un Occident en Occident, permettant ainsi à la pensée critique de se développer, il est tout aussi vrai que nos sociétés subissent une récession culturelle, élaborée par les dictatures militaires et par les divers fondamentalismes tyranniques qui nous ont conduits à l’effondrement et qui ont permis au Machrek arabe de devenir un terrain de jeu pour les puissances régionales et internationales.

D’ailleurs, qui est ce Hadi Matar ? C’est la question coup de poing. Un jeune homme d’origine libanaise de 24 ans, c’est-à-dire que la fatwa condamnant Rushdie avait été proclamée 14 ans avant sa naissance. Avait-il seulement lu le roman de Rushdie ? Avait-il pu analyser ses multiples facettes symbolique, linguistique et fantastique pour en arriver à la nécessité d’exécuter la condamnation à mort de l’écrivain ? Et pourquoi avoir eu recours à l’arme blanche, à l’instar des deux agresseurs de Mahfouz ? Un coup au cou, une appétence pour l’égorgement ?!

Quel est le secret de ce mal diabolique qui s’empare des assassins au moment d’attaquer les écrivains ?

Que signifie que le meurtrier soit Libanais ?

Notons que les deux tentatives sérieuses pour assassiner Rushdie ont été menées par des Libanais. La première avait été conduite par Mustapha Mazeh, un jeune libanais, né à Conakry ; il était parti à Londres avec son passeport français, mais la bombe qu’il avait préparée et enveloppée dans un livre pour tuer Rushdie à l’hôtel Paddington le 3 août 1989 avait explosé avec lui seul. La deuxième tentative fut menée par Hadi Matar, un Libanais vivant à New Jersey. Il a essayé de tuer l’écrivain en le poignardant alors qu’il se trouvait à la tribune, le 12 août 2022.

Quel est le rapport entre Conakry et New Jersey ? Mustapha Mazeh avait tenté d’assassiner Rushdie quelque temps après la publication de la fatwa, motivé peut-être par la colère suscitée par le livre, surtout que l’auteur évoque l’ayatollah Khomeyni dans son ouvrage qui évolue entre analyse du passé et interprétation fantastique. Il se pourrait aussi que la récompense promise à l’exécuteur de la fatwa ait joué aussi un certain rôle.

Comment la fatwa s’éveilla-t-elle dans la conscience d’un jeune libanais américanisé dont le pays est en plein délabrement, au point de perpétrer son crime, deux jours après l’intrusion de Bassam Cheikh Hussein dans les locaux de la Federal Bank de la rue Hamra, réclamant la restitution de son argent volé ?

Comment pouvons-nous vivre autant d’époques dans une seule époque, celle de notre anéantissement ?

Dans son communiqué qui dénonce la tentative d’assassinat de Rushdie, le Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, se révèle au sommet de l’arrogance. Ne voilà-t-il pas que le meurtrier des enfants de Gaza, le protecteur de la colonisation fondamentaliste en Palestine occupée, donne au monde une leçon de défense de la liberté !

Cette terrible confusion des époques trouble les esprits et les sentiments, elle transforme les valeurs éthiques en serpillière pour les despotes.

Nous interprétons cette abjecte et horrible agression comme une transgression de toutes les valeurs, comme une entrée dans une nouvelle ère d’obscurantisme, inaugurée par George W. Bush l’ancien président des États-Unis, lors de sa guerre criminelle contre l’Irak, lorsqu’il déclara que Dieu lui parlait directement !

Que nous aimons la littérature de Salman Rushdie ou non, que nous apprécions ou non le réalisme fantastique de son œuvre, cela reste hors de propos. Notre propos concerne un grand écrivain indien qui a produit le chef d’œuvre intitulé Les Enfants de minuit et qui, aujourd’hui, gît sur le trottoir de la mort, témoignant comment l’encre se transforme en sang.

L’encre de la littérature devient le sang de l’écrivain. Et pourtant, face à la machine infernale qui conduit le monde à l’effondrement, nous n’avons que le recours de nous cramponner au mot, nous sommes crucifiés avec le soufi Al-Hallaj, démembrés avec Ibn al-Muqaffa, l’auteur des célèbres fables Kalila et Dimna et assassinés avec le mystique Sohrawardi. Les meurtriers entrent dans l’oubli, le mot demeure, car il est l’âme de l’univers.

Alquds al-Arabi, le 15 août 2022

Traduit de l’arabe par Rania Samara

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