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Billet de blog 2 janvier 2009

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« Une » voix pour les musulmans d’Allemagne ?

Tout comme la plupart des pays d’Europe de l’Ouest où vivent d'importantes communautés musulmanes, l’Allemagne aspire depuis plusieurs années à trouver un interlocuteur à l’échelle nationale sur les questions de l’islam. En avril 2007, à l’instar du Conseil Français du Culte Musulman, le Comité de Coordination des Musulmans (Koordinierungsrat der Muslime) a été créé. A la différence de la France cependant, le comité allemand a été établi uniquement par les quatre organisations islamiques les plus importantes en Allemagne, sans le soutien direct du gouvernement allemand.

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Tout comme la plupart des pays d’Europe de l’Ouest où vivent d'importantes communautés musulmanes, l’Allemagne aspire depuis plusieurs années à trouver un interlocuteur à l’échelle nationale sur les questions de l’islam. En avril 2007, à l’instar du Conseil Français du Culte Musulman, le Comité de Coordination des Musulmans (Koordinierungsrat der Muslime) a été créé. A la différence de la France cependant, le comité allemand a été établi uniquement par les quatre organisations islamiques les plus importantes en Allemagne, sans le soutien direct du gouvernement allemand. Selon les informations des organisations le composant, le comité représenterait 280.000 des 3.300.000 personnes musulmanes (ou perçues comme telles de par leur origine), majoritairement d’origine turque, et 2000 des 2900 mosquées allemandes. Ces chiffres attestent d’une certaine discordance entre la revendication du Comité –celle de parler au nom de tous les musulmans vivant en Allemagne- et le fait que celui-ci représente moins d’un dixième des musulmans en Allemagne. En plus de ce problème de représentation numérique, de nombreuses voix se sont élevées au sein des cercles libéraux et séculaires musulmans pour critiquer le fait que le comité est composé uniquement de musulmans conservateurs et ne représente donc pas les revendications de ces cercles. Les Alévis –environ un cinquième des migrants originaires de Turquie sont de confession alévie- ne sont par exemple pas représentés au sein du Comité. Cette situation rappelle la situation française, où la légitimité du CFCM fut mise en question dès sa création. L’expérience allemande pose une fois de plus la question qui agite de nombreux pays européens, à savoir s’il est possible d’obtenir un interlocuteur unique issu répondant aux questions de l’islam.

Le Comité de Coordination des Musulmans est composé de quatre organisations islamiques, les plus importantes eu égard au nombre de leurs adhérents. Ces organisations sont des confédérations, regroupant un nombre important d’associations et organisations plus ou moins importantes. La plus importante des quatre est le DITIB (Diyanet İşleri Türk İslam Birliği ou Union Turco-Islamique des Affaires Religieuses), qui dépend du ministère turc du culte. Cette organisation s’affiche comme le promoteur officiel de l’islam d’Etat turc, se voulant fidèle au principe de séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’apparent contrôle de DITIB par la Turquie a conduit les autres organisations islamiques à rejeter toute coopération pendant plusieurs années. Deux confédérations du Comité de Coordination des Musulmans restent soumises à des critiques de la part de certaines organisations politiques et de la société civile, en particulier en raison des organisations à caractère islamiste qu’elles comptent dans leurs rangs. C’est le cas du Conseil de l’Islam (Islamrat), fondé en 1986 et qui reste dominé par l’organisation Communauté Islamique Milli Görüş ou IGMG (Islamische Gemeinschaft Milli Görüş e.V.). L’IGMG est le pendant allemand du mouvement islamiste turc Milli Görüş, créé dans les années 1960 par Necmettin Erbakan, ancien Premier ministre turc, et figure actuelle importante du parti turc Saadet (parti de la prospérité). Cette organisation est depuis plusieurs années dans la visière des services secrets allemands. L’autre confédération, la Fédération des Centres Culturels Islamiques ou VIKZ (Verband der Islamischen Kulturzentren ou Organisation des Centres Culturels Islamiques) est critiquée pour ses liens à l’ordre derviche des Süleymanci, dont les membres se définissent comme « les vrais gardiens de l’islam classique ». Au début des années 1980, le journal de l’ordre des Süleymanci, « Anadolu », a du suspendre sa publication en Allemagne après avoir publié de violentes attaques antisémites et anti-chrétiennes. La quatrième confédération composant le Comité de Coordination des Musulmans, le Comité Central des Musulmans (Zentralrat der Muslime) est perçu avant tout comme conservatrice et compte en son sein des organisations proches de la mouvance des Frères musulmans.

Ce bref aperçu des organisations composant le Comité de Coordination des Musulmans suffit à souligner l’absence de voix libérales et séculaires, ce qui met en cause sa légitimité. Pour trouver ces voix, il faut souvent s’éloigner des grandes organisations islamiques et se tourner vers d’autres organisations ou individus. En amont de la création du Comité de Coordination des Musulmans, le ministre de l’intérieur allemand, Wolfgang Schaüble, avait mis en place en 2006 ce qui allait devenir la Conférence de l’Islam (Islamkonferenz). Ce projet, sensé durer de deux à trois ans, devait voir l’émergence d’une plateforme de dialogue entre musulmans allemands et représentants de l’Etat. Quinze représentants de l’Etat et quinze musulmans –représentants d’organisations ou individus, sensés incarner la pluralité de l’islam en Allemagne- se sont rencontrés trois fois depuis la création de la conférence (en septembre 2006, mai 2007 et mars 2008). Les critiques étaient de mise, en particulier du côté musulman quant au choix des intervenants. A côté des représentants des quatre grandes organisations qui composent à présent le Comité de Coordination des Musulmans, se trouvaient un représentant de la communauté alévie allemande, des personnalités du monde littéraire comme le journaliste d’origine iranienne David Kernani ou l’écrivain d’origine turque Feridun Zaimoğlu et des personnalités qualifiées de « critiques de l’islam », comme la sociologue Necla Kelek ou l’avocate Seyran Ateş, toutes deux d’origine turque.

Les positions défendues par les différents intervenants sur les questions liées à l’islam -le port du voile dans les services publics, les cours de sport et de natation, la reconnaissance de l’Islam comme communauté religieuse, etc.- diffèrent à un tel point que de nombreux appels ont été lancés pour mettre fin à cette conférence. On se trouve en présence de deux camps : d’un côté les représentants d’organisations à caractère conservateur, ou islamiste pour certaines, dont certaines positions sont soutenues par des personnalités issues de l’immigration, et de l’autre des défenseurs de la religion comme relevant du domaine privé, rejetant ses incursions dans le domaine public. Lors de la seconde conférence de l’Islam en mai 2007, l’écrivain Feridun Zaimoğlu accusa par exemple la sociologue Necla Kelek de « diffamation » à l’égard des jeunes croyantes, en raison de sa position critique sur le voile et s’étonna du fait qu’il n’y ait pas de femme musulmane voilée invitée en tant qu’intervenante de la Conférence. Necla Kelek est devenue célèbre en Allemagne après la sortie en 2005 de son livre « La fiancée importée », dans lequel elle décrit le phénomène des mariages forcés au sein de la population d’origine turque en Allemagne. Ce livre avait soulevé un tollé au sein des sociologues spécialistes du thème de la migration, qui reprochent à Kelek des amalgames, des chiffres faussés et largement exagérés. Il lui est aussi reproché de fonder ses critiques à l’égard de phénomènes sociaux et culturels sur l’islam. Autre exemple de discorde lors de la conférence : la question de l’école. Alors que le président du Comité Central des Musulmans, Ayyub Axel Köhler, s’exprimait en faveur du voile pour les enseignantes et de cours de sport non mixtes, l’avocate Seyran Ateş, spécialisée dans le droit de la famille, s’emportait contre de telles pratiques.

Pas plus le Comité de Coordination des Musulmans que le projet de Conférence de l’Islam initié par le gouvernement allemand n’ont débouché sur un accord entre les différents représentants de l’islam en Allemagne. Un consensus reconnu par tous les musulmans d’Allemagne sur les questions traitant de l’islam semble illusoire. Après avoir salué sa création, le ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble a finalement rejeté la revendication du Comité de Coordination des Musulmans de parler au nom de tous les musulmans. La création de ce Comité était un premier pas vers l’obtention de la reconnaissance des musulmans d’Allemagne en tant que communauté religieuse pour accèder au statut de collectivité publique. Pour obtenir cette reconnaissance, un certain consensus au sein de la communauté et des gages de représentativité sont nécessaires, critères que le Comité ne remplit pas. Le président de la Communauté Turque d’Allemagne, Kenan Kolat, avait par exemple annoncé en 2007 la création d’un département théologique ou d’une organisation, chargée d’interpréter le Coran de manière séculaire. Selon lui, l’interprétation conservative du Coran telle que présentée par les organisations islamiques présentes en Allemagne n’est pas partagée par la majorité des Turcs. Nombreux sont aussi les musulmans en Allemagne qui ne se sentent représentés ni par les grandes organisations islamiques, ni par les individus d’origine musulmane s’exprimant sur l’islam. Des initiatives apparaissent, qui veulent faire entendre une autre voix, la leur, ce qui ne se produit pas toujours sans heurts ni contradictions.

Mina Ahadi est née en Iran et avait vingt-trois ans en 1979 quand les mollahs prirent le pouvoir à Téhéran. Alors étudiante en médecine, elle refusa de se rendre voilée à l’université et fut exclue de l’établissement. Son mari fut arrêté par hasard à sa place et exécuté peu de temps après. Après avoir été condamnée à mort par coutumance, Mina Ahadi passa par différents pays en tant que réfugiée, avant d’arriver en Allemagne, où elle vit maintenant depuis plus de dix ans. Elle affirme avoir rejeté l’islam à l’âge de quinze ans, et refuse de se voir qualifiée de musulmane uniquement parce qu’elle est originaire d’un pays islamique. Souhaitant faire entendre la voix de ceux qui, au sein de la population originaire de pays musulmans, rejettent le voile, la charia et l’islam en général, elle a décidé avec quarante autres personnes de créer en février 2007 le Comité Central des Ex-musulmans (Zentralrat der Ex-Muslime), dont elle est la présidente. Le nom est délibérément provocateur puisqu’il fait directement écho à l’organisation mentionnée plus haut, le Comité Central des Musulmans (Zentralrat der Muslime). La différence est que devant le croissant se trouve le préfixe « Ex ». Dans un entretien accordé au journal en ligne Tagesschau en mars 2007, Arzu Toker, la présidente suppléante du Comité Central des Ex-Musulmans, expliquait sa « peur de l’importance prise par l’Islam qui va bientôt devenir une "collectivité publique", ce qui permettra aux organisations de construire des hôpitaux, des écoles, etc. et d’opprimer encore plus les femmes ». Les membres du Comité rejettent le discours des organisations islamiques et des politiques qui parlent de 3.300.000 musulmans en Allemagne en se basant uniquement sur le critère de l’origine de ces personnes et non sur leur appartenance religieuse réelle. Le titre de leur campagne « Nous avons abjuré » est sensé interpeller l’opinion publique sur le fait qu’il existe d’autres voix au sein de la population migrante originaire de pays musulmans. L’idée du Comité Central des ex-Musulmans est légitime : donner un visage à ceux qui refusent qu’on parle pour eux uniquement du fait de leur origine et qui ne veulent pas être assimilés à l’islam. Mais au-delà de l’effet choc, le projet semble malheureusement manquer de fond –et de souffle- et ne peut être destiné à inviter à une réelle discussion sur l’islam en Allemagne.

Clémence Delmas, d’origine française, est installée à Berlin depuis dix ans. Avec Betün Yilmaz, une jeune étudiante en sciences islamiques d’origine kurde, elle a fondé le portail Internet http://www.muslimische-stimmen.de/ (Les voix musulmanes), qui se veut une plateforme de dialogue par et pour les musulmans. Pour Clémence Delmas, le terme « musulmans » est large : il comprend aussi bien les personnes religieuses que les personnes assimilées comme telles du fait de leur origine ou de leur nom –au contraire de la définition du Comité des ex-musulmans. Le déclic pour les deux fondatrices a été l’assassinat de Théo van Gogh en 2004, après lequel elles avaient l’impression qu’on parlait beaucoup des musulmans sans pour autant leur donner pas la parole. Ce qui les a conduit à la prendre par le biais de leur site, qui existe depuis maintenant trois ans. Elles récoltent des articles qu’on leur envoie sur différents sujets, souvent rarement discutés au sein de la population musulmane comme l’homosexualité ou l’antisémitisme. Muslimische-Stimmen.de se veut un portail pluraliste et indépendant. Pour cela, les fondatrices ne souhaitent pas être financées entièrement par une organisation ou une fondation, ce qui leur accolerait une étiquette. Chercher à représenter le pluralisme a cependant ses limites. La politique de ce site étant de ne rejeter ou censurer aucun article ou contributeur, on trouve par exemple des articles de personnalités issues de l’organisation IGMG, c’est à dire Milli Görüş. La question reste de savoir si les voix libérales sensées apporter aussi leur contribution à ce site ne seront pas refroidies par la présence de telles contributions. Reste aussi à savoir si un débat productif est réellement possible lorsqu’on défend des positions diamétralement opposées. Ce type d’initiatives touche de toute manière un nombre limité de personnes, sont souvent isolées et ne sont pas destinées à prendre un poids important dans le discours national.

La population dite musulmane en Allemagne est originaire de diverses régions, de divers pays, et issue de différentes couches sociales, politiques et culturelles. En un mot, elle ne peut être que plurielle et il est illusoire de prétendre canaliser ces différences au sein d’une même voix, certains compromis étant impossibles et de toute manière non souhaitables. Le gouvernement allemand lui-même s’éloigne lentement de cette idée d’un interlocuteur unique et semble commencer à s’orienter vers la recherche de réponses plurielles. L’avenir ne peut que passer par une consultation des différents pans de la société civile –organisations, initiatives citoyennes et publiques, individus- pour trouver des réponses adéquates sur les questions de l’islam.

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