Nous aimons beaucoup les chiffres. Journalistes ou experts, ils donnent du poids, à défaut de sens, à nos arguments. Le chiffre rassure, il est froid, semble implacable, indiscutable. Les sondages réalisés par des instituts spécialisés dans le fait de sonder ou dans le sujet traité témoignent du fait que non, ce n’est pas seulement nous qui disons ce que nous disons et écrivons ce que nous écrivons ! Il y en a d’autres, et en plus, avec des noms connus !
* Le gâteau au chocolat préparé avec amour par grand-maman, bancalement appuyée sur sa canne dans sa cuisine champêtre, trébuchant à chaque pas et peinant, malgré les lunettes demi-lune en cul-de-bouteille posées sur son nez, à différencier un chat d’un lapin, est-il :
1) Une sournoise préparation contenant un poison lent et mesquin qui vous fera souffrir mille tourments et vous laissera agonisant, fou de douleurs aussi insupportables que multiples, sans jamais vous achever complètement
2) Un subtile et raffiné mélange de cacao aux tonalités mâtinées de noix, de muscat et de jasmin, mêlées à une pointe de cannelle et de safran, fondant sur et sous la langue, et illuminant le palais d’un feu d’artifice aux saveurs exotiques
3) Aucun des deux
Pas simple de répondre à la question, qu’il faut déjà pouvoir digérer. On oscille entre deux extrêmes, la mort ou l’extase. Honnêtement, on a envie de répondre "ni l’un ni l’autre". Mais choisir cette commode alternative laisserait immanquablement sous-entendre que, quand même, on pourrait tendre plus ou moins, légèrement, inconsciemment, vers une des deux réponses. Mais que, par abus de conscience éthique et moral, on préfère s’abstenir et laisser planer un doute, nous dégageant ainsi de toute responsabilité.
Pour tenter de parer à la difficulté et aux abymes existentiels dans lesquels le sondé risque de se plonger à la lecture de cette question et de ces réponses, nous pourrions choisir de simplifier ces dernières. Ce qui donnerait par exemple :
* Le gâteau au chocolat préparé avec amour par grand-maman, bancalement appuyée sur sa canne dans sa cuisine champêtre, trébuchant à chaque pas et peinant, malgré les lunettes demi-lune en cul-de-bouteille posées sur son nez, à différencier un chat d’un renard, est-il :
1) Franchement dégueu
2) Super bon
3) Aucun des deux
Nous ne sommes plus ici dans l’abstrait, bercés par de fumeuses envolées allégoriques, mais bien dans un concret aussi rustre que plat. L’envolée d’empathie ressentie face au portrait misérabiliste de la grand-mère se heurte à un mur de terre-à-terre. Là se pose un nouveau problème : l’affectif. Sans même avoir goûté le gâteau, et même si on l’a goûté et trouvé franchement mauvais, quel être cruel peut-on être pour cocher autre chose que "super bon" ? On se retrouve pris par les sentiments et on coche "avec le cœur", tout en y allant de sa petite larme. Pauvre mamie, elle qui s’est donné tant de mal ! La réponse "aucun des deux" laisserait cette fois planer un doute intolérable, qui équivaudrait à dire que le gâteau n’était somme toute pas "dégueu", mais pas phénoménal non plus.
Mais nous ne voulons pas de vilaine et puérile sensiblerie. Nous voulons avoir les réponses d’êtres adultes, conscients et éclairés. Il faut se prévenir de tomber dans l’affect et le pathos en donnant une image trop familière de cette grand-mère. Il faut absolument créer une solide distance. Une nouvelle solution peut alors consister à garder les réponses "terre-à-terre" et à changer l’intitulé de la question.
* Le gâteau au chocolat préparé par la vieille peau bigleuse et malintentionnée est-il :
1) Franchement dégeu
2) Super bon
3) Aucun des deux
La distance est ainsi immédiatement créée. Mais plus que de la distance, c’est un profond sentiment de dégoût qui s’empare du sondé. Dégoûté non plus par le gâteau, mais par sa cuisinière. Sans même avoir goûté le gâteau, et sans même avoir jamais vu ladite vieille femme, on a en effet envie de répondre tout de suite : "Franchement dégueu". On a même envie d’en rajouter, de l’enfoncer encore un peu plus ce gâteau immonde, mal cuit par cette vieille rombière à l’haleine pestilentielle ! Ah si seulement, il y avait un petit encart dans lequel on pourrait ajouter ses commentaires, histoire de développer son ressentiment, sa haine, sa profonde aversion et… mais on s’égare !
Reprenons nos esprits. Nous voulons créer la distance nécessaire entre le sondé et la grand-mère, qui puisse permettre au premier de répondre de manière objective et dénuée de tout intérêt à la question.
* Le gâteau au chocolat préparé par la grand-mère est-il :
1) Franchement dégueu
2) Super bon
3) Aucun des deux
Qu’est-ce qu’on s’emmerde entre nous… On se demande bien ce qui nous a pris d’accepter de répondre à ces questions bigrement soporifiques. Allez, au hasard, tac !
Un sondage doit réussir à conserver l’intérêt du sondé jusqu’au bout, sinon celui-ci finira par répondre hâtivement, comme nous venons de la voir, pour se débarrasser du fardeau - qu’il pense à présent avoir accepté sans réfléchir - au plus vite. Nous devons tout mettre en œuvre pour communiquer une certaine légèreté, qui autorisera ce nécessaire petit temps de réflexion pour atteindre une réponse personnelle et convaincue.
* Le gâteau au chocolat préparé par la grand-mère est-il :
1) Une sournoise préparation contenant un poison lent et mesquin qui vous fera souffrir mille tourments et vous laissera agonisant, fou de douleurs aussi insupportables que multiples, sans jamais vous achever complètement
2) Un subtile et raffiné mélange de cacao aux tonalités mâtinées de noix, de muscat et de jasmin, mêlées à une pointe de cannelle et de safran, fondant sur et sous la langue, et illuminant le palais d’un feu d’artifice aux saveurs exotiques
3) Aucun des deux
Ca peut-être tout ça un vulgaire gâteau au chocolat ? Non mais, ils ne nous prennent pas un peu pour des c… ?!
On retente !
* Le gâteau au chocolat préparé par la vieille peau bigleuse et malintentionnée est-il :
1) Une sournoise préparation contenant un poison lent et mesquin qui vous fera souffrir mille tourments et vous laissera agonisant, fou de douleurs aussi insupportables que multiples, sans jamais vous achever complètement
2) Un subtile et raffiné mélange de cacao aux tonalités mâtinées de noix, de muscat et de jasmin, mêlées à une pointe de cannelle et de safran, fondant sur et sous la langue, et illuminant le palais d’un feu d’artifice aux saveurs exotiques
3) Aucun des deux
Là, franchement, on se fout ouvertement de nous ! Qu’est-ce que c’est que ces questions minables avec des réponses aussi tordues ? Bon, c’est la dernière fois qu’on me prend à répondre à ce genre de trucs, moi ! Et qu’on n’y revienne pas à me demander d’offrir de mon précieux temps pour ces foutaises !
Vous êtes sûr ? Vous ne voulez plus essayer du tout ? Même pas en changeant l'ordre des réponses, juste pour voir ?
Au final, à moins d’y goûter elle-même, la grand-mère ne saura jamais si son gâteau était bon.
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(Citation: Le sondage est le jeu de mots des chiffres, Albert Brie, Extrait de Le mot du silencieux)