Surtout quand il est question de politique, un terrain qu’on pourrait presque qualifier de « neutre », n’étant pas sensé mettre en cause des aspects de la vie privée, et où la théorie voudrait qu’on arrive à maintenir les passions dévastatrices à l’écart. Alors quand il est question de sphère publique, comment peut-on éprouver un sentiment de gêne en prenant la plume ?
C’est quelque chose qui nous tracasse un peu quand on y pense, qui nous chiffonne un peu plus quand on insiste, qu’on voudrait pousser sous le tapis avec les chenils et les chiendents, et pourtant, ça revient sans même qu’on le demande. On se décide donc à franchir le pas et essayer de poser des mots sur ce curieux malaise. Et on s’excuse. On s’excuse d’ajouter à cette surenchère de l’exposition, on se sent mal d’offrir une tribune de plus.
En même temps, on se demande bien ce qui nous gêne au fond. Et on en conclut qu’on touche peut-être à la source du malaise. Quand malaise il y a, il parait qu’il est bon de se confier. Je prends donc le risque. Laissez-moi m’épancher un instant.
Depuis quelques années, j’observe le paysage politique français d’un œil mi-amusé, mi-déconcerté. Mais depuis quelques temps, il me semble possédé par un curieux mal souterrain. Un malaise dont le nom ne peut être tu puisqu’il fait la une de la plupart de nos titres de manière récurrente.
Permettez-moi ici de couper court à toute réaction instantanée présupposant vertement que je profiterais de ce petit espace de liberté personnelle qu’offre la toile pour me décharger de l’effroi que provoquerait en moi ce personnage. Ce n’est pas lui qui m’intéresse. En fait, je préfère regarder ceux qui l’observent, pensent à lui, parlent de lui.
Le malaise est là. Je me sens seule. Pas que la solitude soit un défaut. On dit bien qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné. Mais quand on souffre, on aime bien partager, on aime bien vider ce mal-être sur les autres et voir dans leurs yeux l’incompréhension et la stupeur de se voir souffrir à leur tour. L’être humain est abjectement égoïste. Je laisse donc parler cette nature humaine et « partage ».
Je parlerai de « nous ». Je dis « nous » pour laisser à qui veut le choix de se reconnaître ou non dans cette « catégorie ». Je pense seulement que « nous » sommes nombreux, à des degrés divers. Ou plutôt « on », à la forme impersonnelle. Pas de familiarités entre nous. Après tout, ce qui nous unit ici ne fait pas de nous des intimes.
On nous répète qu’aucun président de la république n’a été aussi bas dans les sondages. Le 9 février dernier, l’agence de presse AP rapportait dans une dépêche qu’il avait vu sa côte de confiance baisser de trois points en février, pour tomber à seulement 40% de Français satisfaits. Quoi qu’on y comprenne et peu importe la confiance qu’on accorde à ce genre de statistiques, on se frotte les mains à la lecture de cette nouvelle. On se gausse au décorticage de ses moindres faits, gestes et paroles. On se plait à critiquer à outrance les réformes ou tentatives de réforme de l’actuel gouvernement. On dirait presque une sorte de concours à qui trouvera la plus grosse bourde, le canular le plus énorme, le dérapage le plus brillant, l’ineptie la plus croustillante.
On a ricané quand sa femme de l’époque s’est fait la malle avec son nouveau partenaire. Un cocu ! On a pincé la bouche à l’annonce de son remariage avec un ancien mannequin. Quel opportunisme ! On s’est tapé la cuisse lorsque les chaînes de télévision publique belges RTBF 1 et 2 ont retransmis les images de sa conférence de presse lors du sommet du G8 au mois de juin 2007 et que leur présentateur a précisé qu’il semblerait qu’il ne boive pas que de l’eau. Il ne tient pas l’alcool ! On a grincé des dents lorsqu’il a déclaré ne jamais boire d’alcool. Un Français qui n’aime pas le bon vin ? On est devenu couleur pourpre en entendant sa version de l’homme africain lors de son discours à Dakar en juillet 2007. On a soupiré de lassitude quand on l’a entendu dire du premier ministre espagnol que celui-ci n’était peut-être pas très intelligent.
On a gloussé, tapé, chialé, grincé, pincé, exulté, grogné, larmoyé, pouffé, soufflé, pleurniché, suffoqué, soupiré, raclé. On s’est bidonné, esclaffé, scandalisé, révolté, apitoyé, indigné, ébouriffé, outré, étranglé. Avec l’incroyable sentiment de se sentir vivant. On exulte, on jouit. Nos critiques à outrance ont quelque chose de jouissif. Que nous pratiquions notre masturbation pseudo-politique dans notre cuisine, autour d’un verre au comptoir d’un bistrot, ou sur une tribune en campagne électorale, on se ressemble tous. Et plus on est nombreux, plus cela semble nous faire du bien.
La consommation abusive de films pornographiques est-elle néfaste pour les neurones ? Ou encore l’utilisation intempestive de ce cher outil qu’est Internet ? Cela reste à discuter. Mais il semblerait qu’un être normalement constitué a besoin aussi de rencontrer des semblables de chair et de sang pour parvenir à un équilibre psychologique et physique, même fragile, plutôt que de passer tout son temps devant un écran, quel qu’il soit. Tout comme certains s’enferment dans des mondes virtuels, « l’anti » à outrance peut se révéler nocif.
Difficile de creuser avec une pioche rouillée. Surtout quand on bute sur des blocs de granit. On a bien envie de tout lâcher et de continuer à s’esclaffer, à se cogner, à grincer. Nous voilà à la racine du Mal. On existe par son opposition. On pourrait même se demander s’il n’a pas réveillé en nous la bête politique contestataire qui sommeillait lourdement en ces temps de crise chronique depuis la fin des trente glorieuses, de l’échec du mouvement anti-raciste des années 80 et autres déceptions aujourd’hui largement digérées au point d’appartenir à l’héritage politique de notre pays.
Nous nous étions habitués à la pauvreté, à la misère, aux fraudes en tout genre, aux expulsions (qui n’ont été inventées ni par Eric Besson ni même par Brice Hortefeux), à une gauche sans cesse plus à la dérive. Serait-il l’échappatoire de notre platitude ? Allons même plus loin, de notre vide existentiel, à défaut même d’être politique ? Serait-ce honorer le personnage que de lui attribuer cette compétence ?
« Tout ce que tu devrais être, c’est moi. Je ressemble à ce à quoi tu veux ressembler. Je baise comme tu veux baiser. Je suis intelligent, capable et avant tout je suis libre d’une façon dont tu n’es pas », expliquait le personnage de Tyler au narrateur du film américain Fight Club.
Le président français actuel n’a ni le physique ni la prestance de Tyler (alias Brad Pitt). Mais il a quelque chose de lui qui nous dérange. Parce qu’il nous agace, et ce, peu importe l’objet de cet agacement. Rappelons que dans Fight Club, Tyler n’existe pas. C’est un combat contre soi-même. Oh miroir, dis-moi qui est le plus beau en ce pays ?